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Louve
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1210-1213

« Ainsi fus-je moi-même jeté parmi les loups

Et pour ma Louve drapé comme l’agneau.

Je pris le bâton, la bible et le méreau

Pour marcher vers le ciel. »

ESCARTILLE DE PUIVERT,

Chanson albigeoise, « le Livre de Vie ».

Le départ de Carcassonne signifia pour Escartille le début d’une longue errance au milieu de toutes les atrocités.

Montfort ! Désormais, ce nom errait sur toutes les bouches. Depuis la défaite de Trencavel, le titre de vicomte de Béziers et de Carcassonne était vacant. Un titre dont les grands barons de France ne voulaient pas, conscients que l’entreprise engagée en Occitanie violait le droit féodal au profit de l’Église, et que le contrôle de ces domaines serait plus que jamais difficile. Une commission composée de deux évêques et de quatre chevaliers avait donc désigné Simon de Montfort, qui venait d’accepter la tâche impossible de conforter l’autorité catholique en Occitanie, à la condition de pouvoir recourir à tout instant au bras des croisés. L’ost français, en effet, n’était composé que de soldats de passage ; sitôt achevée la quarantaine, ils plieraient bagage. Il faudrait renouveler les effectifs. Montfort, en terre de conquête, ne pouvait compter que sur la force pour faire valoir ses positions. Toulouse demeurait, et si Raymond VI avait perdu des pièces maîtresses, Montfort savait que le cadeau qu’on venait de lui faire avait tout de la récompense empoisonnée. L’homme qui, quelque temps plus tôt, n’avait pour fief que ses terres d’Île-de-France s’empressa de s’arroger le soutien des moines de Cîteaux, leva un cens de trois deniers par feu pour en faire hommage au pape, arpenta ses domaines en triomphateur et obtint à son tour l’hommage des consuls et des vicomtes depuis Béziers jusqu’à Castres et à Limoux.

Escartille n’avait guère eu de mal à se trouver un nouveau destrier au milieu de la débâcle de Carcassonne. Proie facile sur ces routes dangereuses, il se rendait d’un bourg à un autre, d’une cité à l’autre ; il avait d’abord voulu se rendre à Toulouse, dans l’espoir d’y retrouver Aimery et Léonie. Mais plusieurs personnes lui avaient indiqué qu’après la prise de Carcassonne, les routes principales vers la ville comtale avaient été coupées. Le troubadour était sans cesse contraint à maints détours ; et sitôt qu’il parvenait à une destination, il devait caracoler vers une autre. C’était comme si Léonie elle-même s’évertuait à brouiller les pistes. Arrivé non loin de Mirepoix, il récolta plusieurs nouvelles, de la bouche d’un ancien bourgeois émigré de la ville des Trencavel, qui connaissait Léonie. Il disait l’avoir aperçue se dirigeant avec ses sœurs, non vers Toulouse, mais vers le château de Lavaur. Escartille décida donc de faire un premier crochet dans cette direction. Il priait à chaque instant pour que tout se passe bien et qu’il retrouve Aimery sain et sauf. Une autre information, enfin, avait achevé de le jeter dans une profonde tristesse : Puivert, le beau et doux château de Puivert, celui des amants et de la poésie, était tombé aux mains de Montfort.

Alors qu’il chevauchait, Escartille pensait aux paroles que Trencavel lui avait soufflées sous le pavillon ennemi : Par Dieu, que ce crime odieux ne reste pas impuni. Va prévenir mon oncle, le comte de Toulouse, et raconte-lui ce qui s’est passé. C’est sur vous que repose désormais le destin de l’Occitanie ! Sans doute, aujourd’hui, Raymond VI savait-il ce qui était réellement advenu. On murmurait qu’il continuait de correspondre activement avec le roi d’Aragon et que, peut-être, Pierre II reviendrait malgré l’échec de sa médiation à Carcassonne. Mais le « destin de l’Occitanie » était un lourd fardeau, et le troubadour n’avait d’autre envie que de laisser passer cette guerre sans y prendre la moindre part, en dépit des coups du sort répétés qui le lançaient sans cesse au-devant des pires dangers. Aimery ! Louve ! Voici ce qui l’inquiétait. Escartille galopait, virevoltait comme une abeille ivre, et ne trouvait chaque fois devant lui que l’effet de la cruauté de Montfort et du suppôt obscur de la cause ennemie, l’évêque Aguilah. Le troubadour passait au milieu des villes, des campagnes et des villages, et un seul mot lui venait à l’esprit : la terreur. Les cathares les plus réputés allaient maintenant se réfugier dans des abris sûrs, les parfaits troquaient leur robe noire contre des vêtements moins voyants, les seigneurs occitans s’agenouillaient devant l’ennemi ou fuyaient vers la montagne. Oui, l’Église était entrée de pied ferme en Occitanie ; elle avait cruellement frappé le cœur de la population ; mais le comte de Foix, qui campait dans les monts de l’Ariège, avait encore toutes ses forces, et Raymond VI représentait toujours une menace. Montfort, aidé de Guy de Lévis, Bouchard de Marly, des frères Amaury, de Normands, Champenois et autres auxiliaires du Nord, multipliait alors les coups de force et cherchait à frapper les esprits.

En chemin, Escartille arriva à Bram, non loin de Cabaret ; ce fut pour apercevoir les croisés qui venaient de se saisir du château après une résistance de trois jours. Montfort fit sortir la garnison. Escartille était caché sur une colline voisine quand il comprit ce qui était en train de se passer. De loin, il ne distinguait que les troupes de Montfort et une centaine de silhouettes, celles des soldats que les Français venaient de faire prisonniers. On les avait alignés en rangs successifs. Le troubadour entendit alors des cris déchirants ; il ne put deviner ce qu’il en était exactement, mais il lui sembla que l’on faisait défiler les vaincus à tour de rôle devant un groupe de croisés brandissant l’épée. Il pensa que leur tâche était d’occire chacun des malheureux, en permettant aux autres d’assister à ces mises à mort. Il vit également que l’on avait allumé des torches, au beau milieu du jour. Passé les hurlements, pourtant, les prisonniers ne s’effondraient pas sur le sol pour rendre l’âme. Ils étaient relevés de force et un autre groupe de chevaliers catholiques les entraînait un peu plus loin, avant de les enchaîner les uns aux autres. À l’approche de la population – une foule de petites gens qui provenaient des bourgs décimés du voisinage – Escartille se décida à sortir de son repaire et descendit la colline, tout en restant encore à bonne distance des forces de Montfort. Si Bram était tombé, le château de Cabaret, en revanche, situé plus au nord, résistait encore. Une idée abominable avait alors germé dans l’esprit de Montfort pour impressionner les défenseurs adverses. Au moment où Escartille s’arrêta, tous les prisonniers, loqueteux, plaintifs et ensanglantés, étaient attachés les uns aux autres en file indienne. Les cohortes de croisés relevèrent bientôt leurs fanions et s’ébranlèrent lourdement, encadrant cette procession terrible qui commençait son ascension vers Cabaret.

Lorsqu’il comprit enfin ce qui s’était passé, Escartille dut se retenir de vomir.

Les prisonniers marchaient deux à deux. On venait de leur brûler ou de leur arracher les yeux. Ils avançaient en claudiquant, deux coulées de sang jaillies de leurs orbites, leurs paupières disparues sous la chair à vif, ou noires et puantes ; certains, en outre, avaient eu le nez coupé, dont un morceau pendait parfois au-dessus de leurs lèvres, cisaillées elles aussi. Il montait de cette colonne décharnée des cris et des gémissements ; des prisonniers tombaient à genoux de souffrance et d’épuisement, on essayait de leur porter secours, pour être aussitôt repoussé par la garde. Elle aussi relevait les victimes qui s’effondraient ; mais c’était pour les forcer à marcher encore. La procession s’arrêtait alors quelques instants, puis repartait sur un rythme haché, dans de nouvelles plaintes. « Cela suffit, donnez-leur de l’eau, soulagez-les ! » Des réactions de plus en plus vives fusaient parmi les quelques groupes de paysans qui s’aventuraient auprès de la haie des soldats. Lorsque l’on donnait de l’eau aux prisonniers, c’était pour leur jeter au visage, avant de les gifler. Quelques-uns de ces malheureux, puisant leurs forces au-delà de l’humain, trouvaient encore moyen d’aider leurs compagnons de torture. Et par-dessus les fanions et la file des soldats de Montfort, Escartille reconnut l’homme qu’il avait déjà vu sous la tente du légat Arnaud-Amaury : le jeune évêque Aguilah était perché sur un cheval, vêtu de blanc comme l’Ange Exterminateur, son aube inondée de lumière. Il reconnut ce nez en bec d’aigle, ces yeux rapprochés, ce visage long, fermé à toute émotion. Sa main, couverte d’anneaux, tenait un sceptre rutilant. Ainsi, pensa Escartille, c’est lui, Aguilah, cet évêque maudit, c’est lui que je retrouve ici ! Autour de lui, de tous côtés, les soldats repoussaient de leurs piques les habitants des environs, d’où montaient encore des protestations rebelles. On se marchait dessus, certains tombaient en avant, bousculés par d’autres. La garde était nerveuse, mais Aguilah, lui, ne bronchait pas, encadré de deux prêtres, qui portaient chacun un crucifix. Au bout de ces bras tendus, sur les étendards et la poitrine des soldats : les croix étaient partout, devant ce supplice, devant ces gens désormais sans patrie et sans refuge ! Ils marchaient, un pas après l’autre, entre deux effondrements, déjà chassés de chez eux et chassés du monde, exterminés dans leur foi et dans leur âme, jetant autour d’eux des regards aveugles et égarés, accusant de leur souffrance les autres qui restaient là, autour d’eux, à les contempler. Un peu plus loin, c’était Montfort, Montfort lui-même, le colosse en armure, entouré de Guillaume et Robert de Poissy. Sa cruauté avait inventé un dernier tour de savante torture : il avait pris soin de préserver le premier des prisonniers : lui seul avait gardé un œil ; il avait pour tâche de conduire ses proches dans cette pathétique ascension vers Cabaret. Ainsi, c’était un borgne qui guidait la procession de ces cent prisonniers ! Un borgne qui, sans doute, n’attendait plus rien du Royaume des Cieux. Les hérétiques, ou présumés tels, n’étaient plus des êtres humains, mais des créatures de l’enfer : on les traitait comme telles.

N’y tenant plus, le troubadour s’en fut.

Il était comme eux désormais, sans patrie et sans refuge, et de tous les endroits qu’il approchait montaient le cri de ces tortures et la fumée des bûchers que l’on allumait. Agresseurs et agressés étaient contraints de riposter de façon toujours plus effrayante ; on tranchait pieds et mains, que l’on s’envoyait mutuellement dans des linges sales. Il y avait dans les deux camps des combattants coupés en morceaux, mutilés, écorchés vifs. De château en château, les croisés faisaient abattre des branches pour construire des chats et des chattes, ces galeries couvertes formées de poutres et montées sur roues ; on taillait le bois à la lisière de toutes les forêts. Lorsque les machines étaient prêtes, on les acheminait près des remparts ; abrités par leurs engins de siège, les soldats jetaient de la terre et de nouveaux branchages pour combler les fossés. Les mangonneaux, catapultes moins lourdes que les pierriers ordinaires, venaient renforcer les dispositifs d’assaut des enceintes fortifiées. Et de nouveaux massacres embrasaient le pays.

Mais toi, Escartille, vas-tu rester longtemps ainsi, sans rien faire ?

Les routes de l’Espagne me sont fermées, encore et toujours.

Béziers, Carcassonne. Et c’est à Lavaur que je dois me rendre à présent !

À Lavaur se trouvaient plus de quatre cents parfaits et parfaites hérétiques. Lorsque le troubadour s’y rendit, il était déjà trop tard ; il ne trouva pas trace de Léonie, ni d’Aimery. Les soldats de Montfort étaient allés si vite qu’ils en donnaient le vertige ; déjà, ils arpentaient le castrum, nouvellement conquis ! Escartille ne put que continuer le récit des exactions en écrivant page après page son Livre de Vie. Les croisés avaient décidé de briser un nouveau symbole de la résistance occitane. Dame Guiraude, maîtresse de ces lieux, n’avait pas hésité à faire de sa forteresse un refuge privilégié pour les Bons Hommes. Cette châtelaine, superbe, avait affronté le regard de la chevalerie qui se présentait en conquérante à l’intérieur de ses murs. Lorsque l’on était venu la trouver, elle s’était dressée devant eux en s’écriant : « Vous voici donc ! Eh bien, sachez, vous qui vous pensez vainqueurs, qu’en venant ici vous vous perdez tout à fait. Oui, il y a deux Églises aujourd’hui : l’une possède et écorche, l’autre fuit et pardonne. Et c’est la vôtre que vous couvrez de honte ! » Sans doute n’avait-elle pas imaginé que l’on transgresserait toutes les lois de l’honneur pour lui préparer une fin si terrible. Elle fut traînée hors du château, avec une brutalité inouïe. Elle avait les vêtements à moitié déchirés ; on commença par la lapider, des volées de pierres aiguisées vinrent écorcher son front, ses bras, sa poitrine, ses jambes. Puis on la précipita au fond d’un puits où, sans doute, elle dut se briser les deux jambes. Enfin, on boucha l’accès au puits par de nouvelles pierres. Elle expira ainsi, dans les entrailles de la terre, dans l’obscurité humide de ce puits où elle jeta son dernier souffle, ensevelie vivante sous des quintaux de roc.

Les quatre cents hérétiques furent brûlés non loin d’elle.

La neige tomba sans que la quête d’Escartille ait trouvé la moindre issue. Le troubadour ne comptait plus les jours. Les collines et les montagnes furent enveloppées de blanc. Le cours des ruisseaux sembla un moment se figer, ainsi que la nature tout entière. Les oiseaux cessèrent de chanter. Les rongeurs allèrent s’enfouir dans leurs tanières. Le ciel des saisons chaudes avait disparu sous les nuages.

Ce fut dans la ville d’Arles, et non à Toulouse, que le troubadour, en désespoir de cause, alla trouver le comte Raymond. Après le sac de Béziers, puis la mort de son neveu à Carcassonne, Raymond n’avait pas passé un jour sans ruminer sa colère et son chagrin. Les conquêtes répétées de Montfort avaient sur son cœur des effets contradictoires. Elles le confortaient dans sa résolution de rassembler des troupes, tout en lui signifiant chaque fois avec un peu plus d’acuité que le choix des armes risquait davantage de condamner l’Occitanie que d’assurer sa libération. Sitôt qu’il se trouvait entraîné par son désir de vengeance, ce qui lui restait de lucidité l’invitait au contraire à rester prudent. Chaque geste tourné contre l’ost français retirerait au pape la possibilité de revenir à une plus grande clémence, et légitimerait du même coup la croisade lancée contre lui. Ce dilemme n’avait cessé de l’obséder. Un jour, il tonnait contre lui-même qu’il lui fallait prendre enfin la décision de braver l’ennemi et décidait de ne plus balancer. Il se promettait de prendre les armes dès le lendemain. Mais, la nuit passée, il revenait à la raison. C’est qu’avant d’être le suzerain guerrier et vengeur d’une Occitanie aux abois, Raymond se sentait dépositaire d’une civilisation dont les espoirs reposaient sur un gouvernement pacifique et éclairé. Amoureux de poésie et de liberté, sa finesse et sa hauteur de vues ne pouvaient que se retourner contre lui.

À ses yeux, une seule guerre valait la peine : une guerre politique, qui consistait à gagner le cœur du pape. Il s’était rendu auprès de lui pour plaider sa cause, en livrant aux croisés son fief narbonnais en gage de sa bonne volonté. Il en restait à l’attitude qu’il avait déjà adoptée à Saint-Gilles : ployer pour mieux se relever ensuite, lorsque serait passée la tempête, et arracher au pape la suspension des hostilités. En son absence, les clercs catholiques de Toulouse n’avaient cessé de multiplier les brimades. Le peuple, exaspéré, s’était soulevé sous la houlette des bourgeois et des consuls de la ville. Avancées, contre-avancées, pourparlers et négociations continuaient à vive allure, et au milieu de ces calculs sans fin, chacun poussait tour à tour des pions qui venaient enliser un peu plus l’Occitanie dans l’incompréhension et la poursuite des combats.

Pendant ce temps, les relations du comte avec la maison d’Aragon avaient continué, comme on le disait dans tout le pays. Le roi s’était même décidé à entamer également une action diplomatique d’envergure auprès d’Innocent III. Il avait cru, un moment, marquer des points décisifs : le pape l’avait écouté avec attention et, soudain perplexe devant le récit qu’on lui faisait des atrocités commises en son nom et celui du Christ, il avait adressé des lettres de réprimandes sévères à Arnaud-Amaury et Simon de Montfort. Un concile avait été convoqué à Lavaur en toute hâte, opportunité décisive pour le comte de Toulouse de s’y disculper. Mais entre-temps, les évêques catholiques avaient persuadé Innocent de revenir sur des positions plus fermes à l’égard de leurs ennemis. Si bien qu’une nouvelle fois, les comtés de Béziers, de Foix et de Comminges étaient déclarés hérétiques. Simon de Montfort, de son côté, réunissait à Pamiers une assemblée chargée d’établir de nouveaux statuts politiques pour le pays : il accordait à l’Église des privilèges étendus, confirmait les dîmes et les redevances, et se préparait à poursuivre sa décapitation en règle de la noblesse locale. Les coups de théâtre et les retournements de situation ne cessaient de se succéder et, tandis que l’on tergiversait, Toulouse devenait bel et bien aragonaise. Lieutenant du roi, le chevalier de Scala, dépêché par Pierre II, s’était installé dans la ville comtale ; les barons catalans se répandaient dans les rues pour y faire la cour aux dames. Personne n’était plus dupe de l’affrontement qui se préparait. Le roi d’Aragon était reparti réunir son armée à Barcelone. Raymond VI savait qu’il pénétrait en ce moment même en Occitanie par la Gascogne, sous les acclamations de la population.

Escartille descendit de cheval au milieu des soldats qui encadraient le comte.

— Sire comte ! Je savais que je vous trouverais ici.

Raymond n’avait pas la tête à écouter le troubadour qui s’avançait vers lui avec tant de candeur, au point de surprendre ses archers. Il attendait d’un moment à l’autre les émissaires des légats du pape, qui devaient lui porter une nouvelle proposition de négociations. Revêtu de son haubert de mailles, la main sur l’épée, Raymond tourna vers Escartille un regard oblique. Sa petite troupe, surprise elle aussi, se préparait à toutes les éventualités.

— Qui est-ce, celui-là ?

— Je suis Escartille de Puivert, sire comte, l’un de vos plus fidèles sujets. Pardonnez-moi de venir ainsi me placer sous votre protection ! Mais j’ai vu les derniers instants de liberté de votre neveu, sous le pavillon du comte de Nevers, où se tenaient Simon de Montfort et Arnaud-Amaury. Je n’ai cessé de fuir par tout le pays, et d’y chercher mon jeune fils, qui a disparu à Carcassonne. Je ne sais plus que faire ni où aller : je n’ai plus que vous vers qui me tourner !

Déjà, la garde s’était saisie de lui pour l’emmener ; Raymond marqua un temps d’hésitation, puis fit signe à ses hommes.

— Tu ne manques pas d’audace, troubadour, de venir ici. Sais-tu où tu te trouves ?

— Au milieu de la guerre, sire comte, croyez-moi, je le sais plus que quiconque !

— Tu as vu mon neveu se faire prendre, dis-tu ?

— Oui, sire Raymond, je l’ai vu, j’ai été entraîné moi-même au milieu de ces événements incroyables, et je ne puis y repenser sans un chagrin profond, je…

— Tais-toi, dit soudain Raymond en apercevant, au loin, un groupe de cavaliers qui venaient dans sa direction. Nous verrons cela plus tard.

Tandis que les cavaliers s’approchaient, l’un de ses hommes lui tendit un parchemin dont il prit rapidement connaissance. Il fronça les sourcils et hocha la tête.

— Rendez-vous est pris, mes amis ! Pierre II nous rejoindra en mon fief de Toulouse. Voici donc où nous en sommes aujourd’hui. Albi est tombée, et Castres, et Caussade, Fanjeaux, Gontaud, Mirepoix, Puy-le-Roque, Saverdun, Tonneins ; le château de Termes a succombé après neuf mois de siège ; la garnison d’Alayrac a été massacrée ; les prisonniers de Bram ont été mutilés…

Et le comte continuait de lire le rouleau qu’il avait sous les yeux.

Il porta une main gantée à sa tête.

Ils sont partout. Nous sommes submergés !

Minerve : cent quarante cathares brûlés.

Lavaur : quatre cents hérétiques portés au bûcher.

Quatre-vingts hérétiques ont été jugés aussi à

Strasbourg, nous a-t-on rapporté.

Ananclet : massacrés.

Auterive : brûlés.

Biron, Castelsarrasin, Cauzac, Hautpoul : assiégés et massacrés.

Montgey : totalement détruit.

La liste était interminable.

Le comte roula le parchemin en exhalant un soupir de chagrin et de colère. Les volutes de son expiration dansèrent un instant dans l’air froid. Il rajusta sa cape sur ses épaules et surveilla l’arrivée des cavaliers. Enfin, ceux-ci s’arrêtèrent devant lui. L’un des chevaux se cabra, soulevant de la neige avec ses sabots. Le cavalier de tête portait une cape bleue par-dessus la croix. Il ne descendit pas de sa monture, mais tendit au comte un nouveau rouleau de parchemin. Raymond ne le prit pas et rétorqua :

— Vous me faites attendre ici en plein vent, et vous espérez, peut-être, que je vais docilement souscrire aux conditions de la charte élaborée par vos légats, après l’avoir lue moi-même… Lisez-la bien haut, messire, que nous puissions tous l’entendre !

Le cavalier hésita une seconde. Il regarda ses compagnons, haussa un sourcil, puis céda. Il déroula le parchemin, s’éclaircit la gorge et commença sa lecture. La charte ordonnait au comte de chasser les routiers, de livrer les juifs et les hérétiques, comme toutes les chartes précédentes ; mais elle allait, cette fois, beaucoup plus loin. Il était désormais interdit au comte et à ses chevaliers de manger plus de deux sortes de viande ; ils ne devaient plus se vêtir d’étoffes de prix, mais seulement de grossières capes brunes ; et le florilège ne s’arrêtait pas là.

— Le comte de Toulouse devra également abattre les murs de ses châteaux et de ses forteresses. Ses barons ne résideront plus en ville, mais à la campagne, parmi les vilains. Si les croisés du Christ les attaquent, ils ne devront leur opposer aucune résistance. Le sire comte lui-même devra gagner la Terre Sainte, où il demeurera le temps qu’il nous plaira…

Durant le temps que dura cette litanie, Raymond resta impassible ; il n’eut, tout au plus, qu’un léger frémissement. Escartille avait reculé de quelques pas, encadré des soldats. Lorsque l’émissaire des légats eut achevé sa lecture, le comte laissa planer un instant de silence, puis s’avança et lui ôta la charte des mains. Il commença d’abord d’un ton tranquille, mais sous lequel on sentait déjà percer la plus grande des fureurs :

— Voilà qui mérite d’être amélioré, par le Père Tout-Puissant !…

Et il éclata soudain, rugissant, brandissant la charte devant lui.

— C’est donc à ces commandements que les légats me mandent d’obéir ! Eh bien, par tous les saints, je vais la lire souvent, croyez-le bien ! Je vais à Toulouse avec cette charte dans les mains, et elle sera lue partout ! Chevaliers, bourgeois et prêtres n’en rateront pas une ligne, assurez-en vos maîtres ! Oui, ces clauses indignes seront placardées partout où se trouve âme qui vive, dans nos cités, dans nos villages, sur les portes de nos chaumières !

Le cavalier s’agita sur son destrier :

— Si vous refusez ces conditions, les domaines qui vous restent seront livrés au premier occupant ! Votre excommunication sera confirmée ! La rupture des négociations vous sera entièrement imputée !

Cette fois, le comte bondit en avant ; il saisit le cavalier par la cape avec une telle vigueur qu’il faillit en tomber de cheval. Ses doigts s’étaient refermés sur le tissu au point de le faire craquer. Il hurla :

— ANATZ ! Vous direz aux légats, mon ami, que je vous renvoie avec le plus profond mépris !

Il fut bientôt à cheval à son tour. Ses barons prirent place à ses côtés.

— Allons à Toulouse.

Et Escartille, qui remontait péniblement sur sa monture :

— Accepterez-vous, sire comte, que je me joigne à vous ?

Déjà, la troupe partait. Raymond se retourna.

— Tu me diras les dernières paroles de mon neveu.

Lorsqu’ils franchirent les murailles de la cité toulousaine, sous les vivats de la foule, il sembla à Escartille qu’un peu de cette gloire retombait sur lui. Raymond n’avait pas tardé à lui signifier sa confiance, et plus encore : il avait redonné vie à cet espoir qui ne cessait de fuir le troubadour depuis qu’il était parti de Puivert. Escartille ne pouvait plus, désormais, rester étranger à toute cette guerre ; sa tête était chargée de souvenirs et, à chevaucher ainsi tout près de l’homme sur qui reposaient maintenant les dernières chances occitanes, il se sentait pénétré d’émotions nouvelles, investi d’un rôle qui le surprenait lui-même – tout simplement parce que, pour la première fois, il commençait à se sentir acteur de ce drame dans lequel il avait d’abord été plongé malgré lui. Oui, entre la triste mémoire du massacre de Béziers et la brève rencontre qu’il avait faite du jeune Trencavel, il entrevoyait à présent les raisons supérieures qui poussaient tous ces hommes à se défendre. Et voici qu’il se sentait soudain, sans pouvoir encore l’expliquer, dépositaire à son tour d’une parcelle de cette cruelle responsabilité. Il était paradoxal que ce sentiment survienne dans un moment où il se trouvait plus que jamais dépossédé de tout – mais n’était-ce pas justement parce qu’il était dans cette situation que son point de vue s’en trouvait changé ? Oui, il prenait à son tour un peu de hauteur ; il discernait les enjeux de ces batailles sans merci. Il commençait à faire le deuil de sa volonté éperdue de fuite, comme s’il renonçait à une illusion, une illusion de plus. À voir les seigneurs qui les rejoignaient un à un, il avait la sensation d’être lié avec eux par une étrange communauté de destin, dont la ville comtale devenait soudain le centre, l’orgueil des naufragés ; seigneurs autrefois grands, barons puissants dépouillés de leurs terres et de leurs biens, fuyards que l’on appelait désormais les faidits, chevaliers sans terre et sans autre patrie que celle qu’ils se choisissaient maintenant, en pleine conscience des risques qu’il leur faudrait affronter.

Toulouse avait accueilli des cohortes de parfaits et de parfaites en robes noires ; on les voyait au milieu de la population, glisser parmi les croyants. Les donjons du palais se dressaient dans le soleil, les cloches sonnaient à la volée. Sans doute, l’évêque catholique devait-il déjà attendre Raymond de pied ferme pour lui faire ses remontrances. Pour l’heure, Raymond chevauchait avec les consuls de la ville et le lieutenant de Scala ; tous discutaient de l’arrivée imminente de Pierre II. À mesure que s’enchaînaient les épisodes de sa vie, Escartille regardait ces cathares assemblés sous le ciel toulousain d’un œil différent. Alors qu’il circulait au milieu des fleurs lancées depuis les balcons, il ne pouvait s’empêcher de se laisser pénétrer d’interrogations nouvelles. Les cathares… C’était cet homme vêtu aux couleurs de la nuit qui souriait sur son passage ; cette jeune parfaite qui laissait échapper des larmes ; cette femme encore, qui portait un enfant dans ses bras, et lui rappelait furieusement la défunte Églantine ; ces marchands, ces bourgeois qui se sentaient prêts à affronter de nouveau des orages interminables. Ici et là, à l’imitation des barons, Escartille se baissait, tendait une main pour toucher celles de ces inconnus. Deus chantas est ; qui manet in charitate in Deo manet. Un seul mot, emprunté aux Écritures, était la clé de voûte de leur édifice : la charité. Voilà ce qui apparaissait aujourd’hui à Escartille. Les cathares tentaient de revenir à la source de cette métaphore : le pain de la Cène, celui qu’on lui offrait ici et là, n’était autre que ce pain supersubstantiel de l’oraison dominicale que professaient les cathares – il n’y avait de pain que la charité elle-même, contre l’hostie des eucharisties catholiques, devenue pour eux l’élément d’un rituel absurde et inique, d’un alibi aux pires des renoncements. Cette vertu surnaturelle offrait aux croyants d’aimer sans cesse au-delà d’eux-mêmes, pour s’élever vers Dieu. Elle différait du pur esprit ; elle était infiniment supérieure à l’ordre de la matière, cette matière toujours changeante, charriée par le fleuve du temps. Tandis que le troubadour avançait à la suite du comte de Toulouse, le temps, lui, semblait suspendu ; il n’était plus que chaos, vaine éternité du Mal. Et pour l’heure, il n’y avait d’autre vérité que celle de ces mains tendues. Autour d’Escartille, les croyants cathares s’agenouillaient auprès des parfaits : ils faisaient leur melhorament, leur adoration liturgique en signe de déférence pour ceux qui avaient choisi de mener une vie tendue vers la perfection ; ils avaient, chaque mois, leur aparhelament, devant l’évêque cathare ou l’un de ses coadjuteurs : ils se confessaient et se disposaient à nouveau à une stricte observance de leur idéal. Qu’y avait-il de plus beau que cette confiance sereine, réitérée comme un acte de foi, en dépit de tout ? Qu’y avait-il de plus beau que ces instants où, au plus fort de l’incertitude, tous témoignaient encore à Raymond, par leurs acclamations, leur indéfectible soutien ? À son tour, Escartille sentait qu’il portait un autre regard sur lui-même, écho lointain de la somme d’espérances et de douleurs qu’il devinait dans les yeux des autres Occitans.

Promettez-moi que vous la sauverez… que vous sauverez… l’Occitanie !

Escartille fut soudain arraché à ses réflexions. Il déborda d’allégresse lorsqu’il entendit une voix claire l’apostropher depuis les rangs de la foule.

Il tourna la tête, sortant de cette rêverie qui l’avait promené dans les rues de Toulouse comme au ralenti, et aperçut soudain le joli visage de Léonie.

Elle tenait Aimery entre ses bras.

Escartille se sentit exulter ; en un clin d’œil, il fit signe au comte, sauta de son cheval et se précipita pour serrer la servante et son fils dans ses bras. Raymond sourit et poursuivit sa marche.

— Vous êtes vivants ! s’écria le troubadour en les couvrant de baisers. Si vous saviez comme j’ai craint de ne jamais vous revoir ! Si vous saviez comme je vous ai cherchés !

Léonie était avec ses sœurs, qui se pressaient autour d’eux. Escartille les embrassa toutes ensemble.

— Ainsi, vous êtes parvenues à gagner Toulouse ! Je ne l’espérais plus ; je suis passé par Bram et Cabaret, par Lavaur et Arles pour y retrouver notre cher comte ; j’avais entendu dire…

— Je vous raconterai, sire troubadour, dit Léonie. Nous avons fui Carcassonne très vite, sans savoir ce que vous deveniez, et avec cette même crainte de ne jamais vous retrouver. J’ai veillé sur Aimery avec la plus grande attention. Nous avons échappé mille fois aux pires dangers ; imaginez-vous ! Nous étions toutes les trois, moi et mes deux sœurs ! Trois femmes, un enfant, dans ces campagnes ravagées par les routiers… Nous avons dû nous précipiter à Lavaur, en effet, en espérant que dame Guiraude nous sauverait, le temps de retrouver escorte pour gagner Toulouse ; mais dès que nous avons su que les croisés allaient se présenter sous le château, nous sommes reparties en carriole jusqu’ici, accompagnées d’un groupe de parfaits. Dieu nous a guidées, Escartille ! Et nous voici !

— C’est un heureux jour, Léonie, dit-il en la serrant encore dans ses bras, et ils se font rares, en cette saison !

Ils restèrent longtemps enlacés, puis Escartille se retourna vers son cheval. Il remonta sur l’animal en prenant Aimery avec lui.

Toi, Aimery, te revoilà avec moi ! Le destin, pour une fois, nous a été clément !

Au bord des larmes, mais un large sourire sur le visage, il se pencha vers Léonie :

— Rendez-vous au palais, Léonie ! Je vous y ferai entrer, le comte s’est ouvert à moi sur notre chemin ; c’est que je lui ai raconté la noble conduite de son neveu, par des détails qui ne pouvaient le tromper quant à l’exactitude de mon récit. J’ai promis de chanter pour lui, lorsque les temps seront plus gais. Il souscrira à ma demande.

Escartille sourit encore et donna du talon contre les flancs de sa monture.

Longtemps, Toulouse fut en liesse.

Puis, doucement, le calme revint, avec le soir.

Au milieu de la nuit, Raymond veillait dans la grande salle du palais, éclairée par un chapelet de flambeaux. Quelques barons étaient encore là. Ils discutaient à voix basse, sous les voûtes. On ne tarderait pas à se coucher pour prendre un peu de repos. Escartille était parvenu à faire entrer Léonie et ses sœurs à l’intérieur de l’enceinte comtale, comme il l’avait promis. Elles veillaient encore sur l’enfant comme de bonnes fées. Mais pour l’heure, le troubadour se tenait assis près du comte, qui lui avait demandé de lui chanter un ou deux poèmes. Escartille s’était exécuté doucement, sans troubler la quiétude du lieu. Le comte fermait les yeux, et le troubadour, qui les gardait grands ouverts, croyait voir défiler devant lui le souvenir de ces jours de Puivert où le temps glissait sans importance. Il eut même, cette fois, une pensée pour le triste sire de La Cornette, et surtout pour cette pauvre Aurore de Pamiers, qu’il avait séduite avant de l’abandonner. Il s’en voulait aujourd’hui de tant de légèreté… Il voyait encore ce lierre grimpant jusqu’à sa fenêtre losangée, ce balcon qui n’attendait que lui. C’était avant Louve, avant l’enchaînement sans fin de ces terribles épisodes ; cela ne datait pas de si longtemps, et Escartille, pourtant, se représentait ces moments arrachés à la vie, comme les fleurs d’un jardin disparu. Il en souriait. Il aurait aimé la revoir, la jolie Aurore, pour se faire pardonner ses débordements empressés. Oui, elle aussi – qu’était-elle devenue, dans tout cela ?

Le comte Raymond, quant à lui, était sorti de son mutisme après quelques couplets. Dans le silence, il recommençait à se confier au troubadour. La chose était curieuse : voyait-il en Escartille une oreille si complice, qu’il se décidât ainsi à s’épancher sans méfiance, malgré une rencontre à ce point récente ? À cela, pourtant, le troubadour avait plusieurs réponses. Outre la curiosité et la compassion pour son neveu, Raymond trouvait sans doute matière à apprécier Escartille pour d’autres motifs. Devant les siens, il ne pouvait plus faire état de la moindre faiblesse ; devant l’ennemi ou les étrangers, encore moins. Escartille ne faisait partie ni des uns, ni des autres. Il était seulement l’une des figures de son peuple que Raymond avait croisée par hasard. Cette position dans laquelle se trouvait le troubadour convenait sans doute au comte qui, de surcroît, avait toujours porté attention aux hommes de chants, de lettres et de poésie.

Dans l’après-midi, Escartille avait également fait la connaissance du jeune Raymond VII. Car le comte avait un fils, conçu autrefois avec Jeanne d’Angleterre. Raymond VII devinait déjà qu’il aurait pour tâche, un jour, de reprendre le flambeau de la défense occitane. Il pensait qu’il lui faudrait de la patience ; que la guerre durerait, des années peut-être. Escartille avait pu déceler dans les traits du jeune homme la même noblesse que celle de Trencavel, tempérée par cette gentillesse tranquille qu’arborait souvent son père. Un agneau qui apprenait à devenir loup. Grand, brun, les joues creuses, il avait dans le regard une lueur à la fois douce et fière. Il n’attendait que de conduire le bras de la chevalerie occitane. Il portait au comte un dévouement sans bornes et était prêt à lui obéir en tout. Oui, il aurait sans doute les mêmes qualités et les mêmes défauts que son père. Le courage, l’intelligence, l’esprit de liberté. Mais aussi ce scrupule à massacrer – qui, en temps de guerre, était dangereux. Ce soir-là, le jeune Raymond était parti à la rencontre du roi d’Aragon, qui était attendu pour le lendemain, dans la matinée.

Lorsqu’il eut fini de jouer et de chanter pour le comte, Escartille se renfonça dans sa chaise.

Raymond ne le regardait pas ; ses yeux étaient perdus dans le vide lorsqu’il se mit à parler :

— L’Occitanie… Pourquoi nous battons-nous, mon ami ? Eh bien, pour elle. L’Occitanie, ses vallées larges et fertiles, l’opulence de ses terres, la gracieuse étendue de ses prairies, le délicieux agrément de ses bois, la fertilité de ses vignes, la douceur de l’air et la pureté des eaux… L’Occitanie au pied des collines et des roches vives, l’Occitanie et ses donjons, ses châteaux par-dessus les rivières, l’Occitanie et ses montagnes balayées par les vents ou brûlées par le soleil… Que serons-nous dans mille ans ? Se souviendra-t-on encore de nous ?… Et qu’étions-nous, il y a mille ans ? Voilà, troubadour, ce qu’il me faut défendre. Comme tout cela est étrange : nous vibrons pour le présent, pour les cœurs de ces gens que nous aimons et que nous devons défendre ; poussés dans nos retranchements, nous donnerions nos vies pour assurer la préservation de nos convictions et de notre foi ; mais sitôt que notre quête d’absolu devient le motif de notre action, c’est lui-même qui semble nous dénier le droit de persévérer. C’est donc que nos amis ont raison ! Dieu a quitté la terre, Escartille, crois-moi.

Il grimaça, en une expression presque pathétique, déconfite, incongrue pour une personne telle que lui, et répéta :

— Dieu a quitté la terre.

Il eut une inspiration, puis continua :

— Si le monde est l’œuvre du Diable, notre cause est juste. S’il est l’œuvre du Dieu catholique, c’est Lui qui est injuste. Mais s’il n’y a pas de solution… Si le nihil l’emporte sur tout… Nous ne sommes que des hommes, Escartille. À tout prendre, cette cause-là ne doit-elle pas être défendue ? Pourra-t-on nous damner d’y avoir cru ? Oui, il y a mille ans, nous n’étions rien, et nous disparaîtrons sans doute. Ce qu’il restera de tout cela est un profond mystère. Je te dis que nous luttons pour l’Occitanie, mais au fond, c’est autre chose. Il en va toujours ainsi des guerres qui se jouent au-delà de nos biens et de nos possessions, pour toucher à nos consciences. Nous nous battons pour ce que l’Occitanie représente. Vois-tu, Escartille ? Nous nous battons pour nos illusions ! Pour le droit d’en avoir encore, peut-être ! Comme tout cela est cruel !

Il se leva lentement et posa une main sur le dossier du fauteuil où le troubadour se trouvait. Puis, fermant de nouveau les yeux, il dressa le visage vers les voûtes de pierre.

— Et il se trouve que moi, j’ai été désigné pour affronter cela. Que je suis seul, bien que nous soyons nombreux… Oh, je me sens fort de ce que tu as vu dans les rues aujourd’hui, fort du roi qui vient à notre secours, fort de ces gens, qui ne jurent que par leur suzerain. Mais combien j’aurais voulu passer anonyme en cette vie ! J’aurais voulu continuer de goûter à ces banquets, sortir de la tourmente pour ne consacrer ma vie qu’à l’étude de ce qui m’est cher, et mener mon peuple sur le seul chemin que je sais possible et fructueux. Celui de la paix.

Il serra le poing. Il marchait autour de la chaise, lentement, parlant autant pour Escartille que pour lui-même.

— Comment vouloir la paix lorsque tous ne pensent qu’à la guerre ? Oui, que dira-t-on dans mille ans, si ma tâche traverse l’Histoire ? Crois bien que je ne tire ni gloire ni vanité de cela ; loin de m’emplir d’aise, cette seule idée suffit à assombrir mes pensées, et cette ombre préside à chacune de mes décisions. Je sais, Escartille, comprends-tu ? Je sais que j’ai raison d’avoir ployé comme le roseau, ainsi que je l’ai fait jusqu’à maintenant, malgré Béziers, malgré la mort de mon neveu, malgré ces villes pillées et massacrées. Et je sais que j’ai tort d’avoir raison.

Il s’arrêta, les sourcils froncés, contemplant le sol.

— Que pensera-t-on de la liberté dans mille ans ?

Le troubadour leva les yeux vers Raymond VI.

Celui-ci sembla soudain sortir de ses méditations.

Il alla chercher non loin une épée, qui en croisait une autre sous deux écus frappés des armoiries de Toulouse. Puis il revint vers Escartille.

Il lui posa le plat de l’épée sur l’épaule.

— Regarde, Escartille.

Le troubadour ne comprit pas. De nouveau, il leva les yeux vers le comte.

— Regarde cette lame. Désormais, c’est elle qui va parler. Nous serons bientôt prêts, Montfort le sait. Le choc sera sans doute terrible, et sans plus de rémission qu’à Béziers, Carcassonne, Bram ou Lavaur.

Il fit mine d’adouber Escartille, qui ne bougeait pas.

Puis il lui tendit l’épée.

— Regarde, troubadour. Toi qui ne pensais qu’aux cours d’amour, aux dames et aux laisses bien composées. Prends cette épée avec toi, tu seras des nôtres. De ceux que la nature portait vers l’amour, et que les circonstances feront guerrier. Tu as porté l’étendard de mon neveu, tu porteras le mien.

Escartille cligna des yeux, ne sachant comment prendre ce simulacre d’adoubement.

— Prends-la.

Le troubadour hésita un instant.

Puis il se saisit de l’épée.

Le lendemain, Escartille se retrouva dans cette même salle.

Mais cette fois, ils n’étaient plus cinq ou six, disséminés dans cet endroit immense, ils étaient plusieurs centaines.

Le troubadour tenait Aimery entre ses bras, non loin du fauteuil où avait pris place le comte de Toulouse ; il s’était aligné avec les barons sur le flanc droit de la salle, et faisait face aux autres barons qui composaient une haie similaire. Léonie était avec ses sœurs derrière la garde toulousaine. Elle envoyait de temps en temps un sourire au troubadour. Sur un signe de Raymond, le brouhaha s’apaisa. On annonça alors le roi d’Aragon, qui fit son entrée avec sa suite, entre les immenses tentures rouges qui encadraient les portes de la salle. Il avait plus que jamais l’air d’un conquérant. Son armure brossée et lustrée pour l’occasion, ses armes déployées, il s’avançait, dans le plus grand silence. Le jeune Raymond VII était avec lui. Arrivé à quelques mètres du comte, son visage se détendit. Il sourit et écarta les bras en avançant encore. Le comte de Toulouse lui donna l’accolade. Ne se contenant plus, la foule partit dans un tonnerre d’acclamations.

— Vous voici, murmura Raymond à son oreille. Voici enfin notre bras le plus précieux.

Raymond recula de quelques pas et se tourna vers l’assemblée.

— Mes amis, saluez l’arrivée du roi !

Tous s’agenouillèrent. C’était un beau spectacle que de voir ces soldats, ces consuls, ces dames de Toulouse baisser la tête, écarter les pans de leurs capes, de leurs robes et de leurs manteaux, et ce roi, debout avec le comte, qui promenait sur eux un regard bienveillant. Pierre II venait de repousser les Maures à Las Navas de Tolosa, à la suite d’une bataille épique où des milliers d’Espagnols avaient trouvé la mort. Plus que jamais, en roi très chrétien, il pouvait se prétendre l’un des plus ardents défenseurs de l’Église catholique. Auréolé de cette gloire nouvelle, il avait espéré amadouer Innocent pour lever la mainmise catholique sur ses terres occitanes. Il s’était trompé. Le pouvoir des évêques de Rome avait été le plus fort. Pierre II ne décolérait pas ; et puisqu’il en était ainsi, il avait décidé de venir mener lui-même le combat. Raymond VII alla se placer auprès de son père, tandis que la foule se relevait. En se redressant, le troubadour vit le chevalier de Scala qui suivait le roi.

Et il eut soudain un tel choc qu’il manqua de défaillir. Instantanément, il plaça sa main sur l’épaule de son voisin, un soldat qui, surpris, tourna la tête vers lui en haussant un sourcil.

— Lui, murmura le troubadour. Lui !

Revêtu de sa cape noire, avec pour motif trois roses d’or entrelacées, l’allure fière et hautaine, une main s’attardant sur son épée damasquinée, le chevalier Don Antonio de Bigorre avançait à son tour, tout près de Scala. Il avait ce même pli de dédain sur les lèvres, ce même regard dur et pénétrant qui, à Puivert, avait su transpercer le troubadour mieux que ne l’eût fait la dague la plus effilée.

Lui !

Les chefs aragonais entraient dans la salle avec leurs gens ; ils rejoignaient ceux de leur pays qui séjournaient déjà depuis plusieurs semaines à Toulouse ; les Occitans les accueillaient avec chaleur ; les uns et les autres commençaient de se mêler, tandis que Raymond VI continuait son mot de bienvenue. Don Antonio passa alors tout près du troubadour. Lui aussi, abandonnant provisoirement son masque impassible, avait esquissé un sourire, regardant lentement à droite et à gauche. Et soudain, il se figea, tombant nez à nez avec Escartille. Il en eut un instant le souffle coupé. Vous, disaient ses yeux. C’est vous que je retrouve ici ! Les deux hommes se regardèrent sans ciller, puis Don Antonio considéra l’enfant qu’Escartille tenait entre ses bras. Aimery levait vers lui un visage frais, ses mains dansant autour d’un morceau de tissu qu’il s’évertuait à saisir. Il répétait sans suite les premières syllabes qu’il avait apprises à prononcer, et jetait au-dessus de lui un regard plein de curiosité. Un tremblement – était-ce encore de colère ? – agita la lèvre inférieure de Don Antonio, mais pour la première fois, il parut désorienté. Il fronça les sourcils et, un bref instant, lança un coup d’œil derrière lui, en direction des portes.

Cela n’échappa pas au troubadour, qui suivit aussitôt cette direction.

Loba la Louve était là, avec Inès, sa confidente, et les autres servantes de son aréopage.

Louve était là !

Le cœur d’Escartille bondit dans sa poitrine ; si ce n’était le commandement de l’étiquette et le nombre de ces gens qui envahissaient la salle en rangs serrés, il se serait précipité en avant. Il voulut crier, mais son cri resta bloqué dans sa gorge. Louve est ici, sous mes yeux ! répétait en lui une voix chantante ; il s’en trouvait soudain paralysé. C’était comme s’il assistait à un glorieux miracle, à une résurrection, à une nouvelle épiphanie. Oui, elle se présentait ici, à Toulouse, plus belle que jamais, une rose rouge pour diadème dans sa chevelure, sa robe catalane cernée de fermaux de pierrerie, ces voiles tantôt noirs, tantôt transparents, accompagnant avec grâce chacun de ses pas ; elle était splendide comme au premier jour, lorsqu’il l’avait vue pénétrer dans la cour de Puivert – et comme au premier jour, on se retournait sur son passage. Escartille exultait. Il croisa de nouveau le regard, sombre, de Don Antonio. Celui-ci ne bougea pas durant quelques secondes, avant d’être rappelé à ses devoirs par son ami, le chevalier de Scala. Il hésita une seconde, plantant toujours son regard dans celui d’Escartille, puis rejoignit les siens.

Le troubadour rit sous cape. Louve ne l’avait pas encore vu ! Ce fut sans doute là le moment le plus délicieux qu’Escartille goûta de toute sa vie. Un moment bref et qui suscita pourtant en lui un sentiment d’intense plénitude, comme s’il se sentait soudain confiant en tout, maître de l’univers. Elle avançait doucement, sans savoir encore sur qui elle allait tomber, et le troubadour savourait ces secondes avec délectation, imaginant déjà le visage de la belle lorsqu’elle l’apercevrait enfin ; son cœur était à nouveau bousculé de questions – l’aimerait-elle comme avant, serait-elle aussi transportée que lui de le revoir ? Elle glissait sur la pierre comme une déesse antique, montée sur son plus grand appareillage, elle filait vers lui ! Escartille serra Aimery plus fort contre sa poitrine et, riant à demi, croyant à peine à ses propres mots, il murmura à l’enfant :

— Aimery, devine qui est là ?

Il souffla :

— C’est ta maman, fils ! C’est ta maman !

De l’autre côté, il vit Léonie qui ne l’avait pas quitté des yeux et qui, manifestement, avait compris qu’il se passait quelque chose. Elle fronça un sourcil, regardant tour à tour le troubadour puis Don Antonio et Scala, avant de chercher enfin dans la même direction qu’Escartille. Le troubadour lui fit un clin d’œil.

Et, mû alors par une soudaine impulsion, il leva l’enfant vers les voûtes, à bout de bras, en éclatant de rire.

Quelques personnes se tournèrent vers lui, stupéfaites.

Louve avançait toujours. Elle plissa les yeux sous ses cils noirs en voyant devant elle un peu d’agitation. Elle aperçut l’enfant juché par-dessus la tête des soldats, mais ne le reconnut pas tout de suite. Un sentiment singulier pénétra alors son âme. Elle saisit fébrilement le poignet d’Inès, qui marchait à côté d’elle, comme autrefois à Puivert, lorsqu’elle ne la quittait pas, dans les allées, au milieu des parterres. Mon Dieu, serait-ce… serait-ce… Elle accéléra le pas, et d’un coup sec, son autre main déploya son éventail sévillan, où l’on retrouvait les roses entrelacées de la maison de Bigorre. Son cœur trembla d’émotion.

Et elle le vit à son tour. Le troubadour de Puivert, qui souriait, leur enfant dressé au-dessus de lui !

— Inès ! Par le Seigneur Tout-Puissant, ils sont là !

Loba crut qu’elle allait s’évanouir. À mesure qu’elle approchait d’Escartille et d’Aimery, elle sentait des larmes irrésistibles lui monter aux yeux. Enfin, ils se retrouvèrent face à face. Il vit son regard éperdu, ses prunelles noires, son corps tremblant, qui réitérait le miracle de sa présence ; et elle le vit, son jeune amour, son rêve poétique, qui portait le fruit de leur union, ce fruit hérétique aux yeux de son père. Alors qu’ils se trouvaient ainsi, à n’avoir plus qu’un geste à faire pour se toucher, à donner vie à ce songe de retrouvailles qu’ils n’avaient fait que caresser si longtemps, tous les mots qu’ils avaient imaginé se dire leur échappaient – ils avaient vécu cette scène des milliers de fois en rêve, et voici qu’ils ne savaient plus que dire ! Loba regarda Aimery.

Le troubadour lui tendit l’enfant.

— Nous voici ensemble, dit simplement Louve.

Elle sentit une larme rouler sur ses joues et mouiller son sourire, tandis que, plus loin, Don Antonio assistait à ce spectacle sans pouvoir l’interrompre – et sans plus savoir s’il le voulait réellement, au fond de lui. Il se borna à serrer le poing, inspira profondément, puis lâcha un rire en voyant Scala, à l’invitation du comte Raymond, se jeter au milieu d’un arc-en-ciel de courtisanes.

Lorsque vint le soir, Escartille gagna la chambre de Louve, dans l’une des ailes du palais.

Il trouva Don Antonio sur le seuil de la porte.

Le voyant arriver, l’Aragonais se raidit. Escartille détailla ce visage long et dur, ces rides perceptibles sur son front et autour des paupières, ces cheveux de cendre. Ils restèrent ainsi quelques secondes, puis Don Antonio comprit que le troubadour ne bougerait pas, même s’il lui passait l’épée au travers du corps.

— J’imagine que vous comptiez franchir cette porte, dit-il.

— En effet, dit Escartille.

Don Antonio le dépassait d’une tête. Sa bouche se tordit. Il laissa planer un instant de silence, avant de reprendre :

— Et vous aimeriez que je vous laisse passer, vous, un poète, un troubadour qui ne sait rien de la vie, qui ne pense qu’à chanter les vertiges de sa propre légèreté.

— Un ami du comte de Toulouse, rectifia Escartille. Et l’un de ses fidèles serviteurs.

Il venait de poser la main sur l’épée que, la veille au soir, Raymond VI lui avait remise. Il n’avait osé dire « soldat » ni « chevalier », même s’il commençait de le penser. Il avait vu déjà tant d’horreurs, il avait failli mourir tant de fois qu’il ne comptait plus ces occasions où il aurait pu rendre l’âme ; il se sentait plus fort, mais savait aussi que jusqu’à présent, il n’avait jamais combattu l’ennemi face à face. Don Antonio, qui revenait avec le roi de Las Navas de Tolosa, ne pouvait encore le considérer qu’avec mépris. Eh bien ! Il lui montrerait ce que l’orgueil de ce chevalier espagnol refusait encore de voir. Il lui montrerait que le jeune homme insouciant d’autrefois était mort et que, héraut malgré lui de Trencavel, il serait bientôt compagnon d’armes du comte de Toulouse. Un compagnon d’armes ! Cette idée résonnait encore de façon insolite dans son esprit ; pour peu qu’il s’y attardât, elle lui semblait tout à fait folle ; il ne connaissait rien à la guerre, l’avoir vue n’était pas l’avoir pratiquée. Il avait encore peine à se convaincre lui-même et pourtant, une raison obscure le poussait à croire qu’il n’avait plus le choix. Son entrée dans Toulouse, puis les confidences inattendues de Raymond VI l’avaient touché plus encore qu’il ne voulait l’admettre. Plutôt que de renâcler encore à une tâche qu’il devinait sans doute au-dessus de ses forces, il était décidé à prendre les devants. Et le regard à la fois tranquille, méprisant et provocant de Don Antonio le renforçait dans ces dispositions.

Don Antonio inspira encore.

— Louve est avec ton fils, troubadour… Je viens de les voir tous deux. Sais-tu que j’aurais pu choisir d’égorger l’enfant cette nuit même – et toi avec ?

— Pourquoi ne le faites-vous pas ? demanda Escartille.

L’Espagnol redressa le menton. Il plissa les yeux, presque amusé de la repartie de ce jeune insolent. Le troubadour avança d’un pas. Don Antonio hésita encore un instant sur la conduite à tenir, ne bougeant toujours pas.

— Cessons donc cette mascarade, dit le troubadour avec assurance. Ce n’est ni votre honneur, ni votre sang qui sont en cause. En revanche, c’est ma vie, la sienne et celle d’Aimery.

Don Antonio plissa encore les yeux. Puis il dit :

— En Espagne, commença-t-il… mais sans doute ne connais-tu pas ce pays, troubadour… en Espagne, nous avons des jardins immenses, des fontaines cernées de massifs fleuris, des toits blancs comme le soleil au lever du jour, des balcons qui respirent le bonheur… C’est là que Louve a grandi, au milieu de la maison d’Aragon. Sa mère a été tuée par les Maures, il y a de cela des années. Elle n’avait pas treize ans que déjà, les princes de Catalogne et de Castille, les représentants de la plus haute noblesse de Saragosse, de Grenade, de Cordoue et de Séville demandaient sa main. Notre bon roi Pierre lui-même aurait souhaité la connaître. Il m’a fait son ambassadeur, l’un de ses plus grands chevaliers. Louve a été aimée de tous sans que jamais, avant toi, personne ait pu porter la main sur elle. Je la destinais aux plus grands. Et toi troubadour, tu l’as ensorcelée, elle a cédé. Je devrais te faire périr, oui, à l’instant même, comme j’aurais dû le faire à Puivert déjà. Mais bientôt, nous irons combattre. Et ce soir…

Il fit un effort démesuré sur lui-même.

— Ce soir devrait être un soir de paix.

Il s’écarta.

Escartille eut peine à le croire, mais Don Antonio le laissait entrer.

Il franchit le seuil de la porte.

L’Aragonais resta là quelques secondes, seul, sa main gantée contre le pommeau de son épée.

Il écouta les premières effusions de joie.

Il baissa les yeux, puis retrouva son masque d’impassible autorité.

Et il s’en fut.

— Je n’ai cessé de t’aimer, et pourtant, mon Dieu ! Voilà qui est insensé… Je réalise que je ne sais presque rien de toi, rien d’autre que ce rêve que j’adore.

Louve sourit.

— Si tu m’aimes, mon ami, c’est peut-être pour cela. Parce que… je ne suis pour toi qu’un rêve.

Escartille sourit à son tour. Lorsqu’il était entré, Louve tenait Aimery dans ses bras. Ils étaient restés longtemps tous les trois enlacés. Puis le jeune homme lui avait raconté ce qui s’était produit, depuis qu’Inès lui avait apporté l’enfant à Puivert ; il lui avait raconté comment le comte de Toulouse avait fait amende honorable à Saint-Gilles ; il lui avait dit de quelle manière il s’était retrouvé à Béziers. Il s’était attardé sur le récit de son saut miraculeux de la cathédrale, sur l’apparition étrange de ce cavalier volant vers Montségur, puis sur ses craintes et ses espoirs sans fin, à Carcassonne. À son tour, Louve lui avait détaillé les emportements de son père, lorsque Don Antonio avait su qu’elle aurait un fils ; elle avait parlé des couloirs sombres de cet ermitage où elle avait été conduite, comme une pestiférée ; puis, de la naissance d’Aimery, du départ d’Inès par une nuit sans lune, l’enfant dans ses bras, et de ce déchirement qu’elle avait alors éprouvé. Retournée en Aragon, elle s’était rendue à Barcelone de son propre chef, au moment où Pierre II, assisté de Don Antonio, y rassemblait son armée. Et elle était revenue en Occitanie. Les récits des deux amants s’interrompaient, s’entremêlaient parfois ; ils se cédaient mutuellement la parole dans des exclamations de surprise, enchaînaient tour à tour des bribes de leur narration, dont ils retrouvaient le fil après de longues digressions. Escartille montra à Louve les parchemins de son Livre de Vie, dont elle lut quelques rouleaux avec émotion, courbée sur cette écriture ronde et fleurie.

Lorsque leurs histoires se tarirent enfin, ils laissèrent place au silence.

Loba alla déposer Aimery délicatement dans son berceau, puis revint vers le troubadour.

— Penses-tu que l’amour n’est qu’un rêve égoïste, projeté sur la personne aimée ? demanda Escartille.

Louve s’était allongée sur le lit.

— L’amour… Non, je crois que l’amour vrai est tout autre chose.

— Dis-moi, Louve, toi qui as croisé ma vie comme un songe que l’on m’a soustrait aussitôt, et que je retrouve aujourd’hui avec l’émerveillement de te savoir présente, avec l’angoisse que le temps n’ait émoussé notre belle et secrète tendresse…

Escartille avait les cheveux en bataille, et cet air perpétuellement dépassé par les événements dans lequel Louve, non sans raison, ne voyait que la fragilité de l’homme de bien, et une noblesse qu’elle estimait davantage que celle de la naissance.

— Louve, je ne sais plus ce qu’est l’amour, maintenant que je l’ai sous les yeux.

Elle hocha la tête en continuant de sourire. Lentement, elle remontait l’échancrure de sa robe catalane.

— Veux-tu que je te dise ce qu’est l’amour, troubadour ?

Escartille se jeta à ses pieds.

Loba marqua une pause ; elle ramena ses jambes devant le troubadour et les maintint serrées, juste devant son nez, lui qui sentait ses sangs s’échauffer et jetait subrepticement des coups d’œil vers les courbes de son corps, comme autrefois, lorsqu’il rêvait de la conquérir, dans les jardins de Puivert. Mais elle lui prit gentiment le menton et le força à la regarder dans les yeux. Le troubadour sourit et se noya tout à fait dans le regard de l’Aragonaise.

Elle commença, comme une mère faisant la leçon à son enfant :

— L’amour, je vais t’en parler, puisque grâce à toi, à cause de toi, j’en connais tous les tourments… L’amour est d’abord une impulsion étrange, une attirance pour la personne aimée ; parfois, elle tombe subitement de deux inespérés, elle fait soudain croire en la beauté de la vie ; parfois, elle se découvre, troubadour, elle survient alors qu’on ne s’y attend pas, après de longs moments passés ensemble. Elle vient avec la foudre, ou mûrit avec patience, préparant en secret son avènement… Puis, l’amour devient séduction, angoisse, délire ! N’avons-nous pas vécu chacun de ces instants ? Oui, j’ai prié au cœur de cet ermitage tandis que tu frôlais la mort dans l’enceinte de Béziers, nous avons tremblé tous deux et traversé les affres les plus douloureuses, les angoisses les plus mortelles. Mais aujourd’hui, il rejaillit comme il est né à Puivert. Te souviens-tu, lorsque nous écoutions ce cathare que ta cour avait reçu, et qui parlait seul, devant les flambeaux ? Te souviens-tu du regard que nous échangeâmes à ce moment ? Je crois que c’est là que les choses furent scellées, sans que ni toi, ni moi y puissions rien. Tu veux savoir ce qu’est l’amour, Escartille ?

Le troubadour s’approchait d’elle, inexorablement.

— Il est ce baiser invisible du soir ; il est cette caresse du destin qui, d’un instant à l’autre, nous fait passer d’enfer en paradis, ou de paradis en enfer ; il est l’aile d’une colombe aveugle qui se frappe contre les murs en cherchant les nuages ; il est…

Elle fit à nouveau silence quelques secondes.

— Il est ce qui nous échappe et que nous cherchons sans cesse, souffla-t-elle.

Elle sourit, tandis qu’Escartille, n’y tenant plus, se jetait sur elle.

La nuit fut magnifique.

Lorsque, alanguis par tant de plaisirs, Loba et Escartille se retrouvèrent pantelants, de longues confidences passionnées succédèrent à l’ivresse. L’émerveillement du soir ne pouvait leur faire oublier ce qui les attendait encore, ni l’incertitude de la prochaine bataille à venir. Louve devina que le troubadour était inquiet. Elle mesurait soudain combien les récents événements l’avaient changé.

— Je sais, murmurait Escartille, que le comte voudrait me voir défendre sa belle cause ; il voudrait que je me batte à leurs côtés, moi qui ne sais que manier la vièle, la flûte et le rebec. Je sens qu’il appelle à lui tous les Occitans. Il appelle les soldats de métier, les bourgeois et les marchands, les tisserands et les cordonniers, les paysans et tous les croyants cathares. Ils sortent de chez eux, ils accourent déjà ! Et nous voilà tous emportés. Ton père, Don Antonio, attend de me voir à l’œuvre pour prix de sa clémence, je le sens aussi, je l’ai vu dans son regard. J’ai peur et je ne sais pas comment épouser cette cause que je comprends si bien aujourd’hui, qui me touche au plus profond de mon âme, et qui cependant ne peut que nous apporter la souffrance et le sang. Que disent ces cathares, Louve, mon amie ? Que porter le fer contre autrui est la pire des choses, que répandre le sang est faire l’œuvre du Diable, et se subordonner à lui dans sa vaste entreprise de destruction de l’esprit et de la charité ; ces mêmes parfaits seront contraints de se défendre pourtant et de renier leur foi par leurs actes, tout comme les catholiques, qui se sont engouffrés à plaisir dans ces massacres sans issue… Que dois-je faire, Loba ?

Louve attendit quelques secondes. Escartille la regarda. Un rayon de lune illuminait son front. Elle semblait réfléchir.

Puis elle dit :

— On attaque vos maisons, on brûle vos familles. Le roi est là, ainsi que mon père, le chevalier de Scala, Raymond et son fils, et le comte de Foix qui bientôt va nous rejoindre. Pouvez-vous rester sans rien faire ? Dis-moi, Escartille : si aucune guerre n’est juste, c’est entre deux maux qu’il faut choisir. C’est là notre triste condition. Seule ta conscience peut t’aider à te sortir de ce pas, mon ami. Sera-t-il dit que, laissant les Occitans se battre sans toi, tu te seras enfui ? Tu sais que jamais alors je ne pourrais te suivre – ni moi, ni Aimery. Est-ce cela que tu souhaites ?

Escartille la prit dans ses bras.

— Non, voyons ! Jamais ! Comment peux-tu penser cela ?

Alors, elle se tourna vers lui :

— Eh bien allez, Escartille ! J’ai peur moi aussi. J’ai peur pour toi, pour mon père, pour nous. Mais revenons donc sur terre ! Et si la terre est du Diable, si une Église hypocrite en prend soudain le visage, allons à sa rencontre ! Je suis catholique, Escartille, et il n’est pas de foi plus fervente que celle de l’Espagne. Mais les catholiques eux-mêmes ne se reconnaissent plus dans ces horreurs ! Puisqu’il nous faut faire face et choisir, allez donc, mon cher amour !

Escartille la regarda. À son tour, après Raymond VI, elle semblait l’adouber de ces paroles qu’elle avait tant de peine à prononcer. Ses yeux brillaient dans la nuit. Elle chercha sa main et la serra de toutes ses forces.

— Soyez hérétique, Escartille. Allez, et défendez votre pays aux côtés de mon père.

Léonie se tenait avec ses sœurs dans une autre aile du palais comtal. Par une ouverture pratiquée dans le mur, elle observait la tour voisine, et ce vitrail derrière lequel, elle le savait, devaient se trouver Louve et Escartille. Depuis que l’Aragonaise était arrivée, on avait enlevé à Léonie le soin de s’occuper d’Aimery ; et le troubadour n’avait plus d’yeux que pour sa belle. Léonie s’était avoué depuis longtemps déjà ses propres sentiments. Ils lui étaient devenus clairs à elle-même ; et ce soir, elle souffrait au plus profond de son cœur, même si sa sagesse lui enjoignait de se réjouir du bonheur enfin retrouvé d’Escartille. Après tout, Léonie n’avait-elle pas toujours pensé qu’Aimery avait besoin d’une mère ? Eh bien, il l’avait à présent.

Léonie eut un faible sourire. Elle sentit passer une brise froide sur ses cheveux.

Elle serra contre elle son manteau de lin, sous lequel sa poitrine se levait et s’abaissait régulièrement, au rythme de sa respiration.

Derrière elle, l’une de ses sœurs s’approcha ; elle vint caresser sa joue et lui ôter une larme.

— Allons, petite sœur, dit-elle. Viens, viens avec nous. Ne reste pas ici, tu vas attraper la mort.

Elle enlaça Léonie par les épaules pour la ramener doucement à l’intérieur.

Léonie jeta un dernier regard vers le vitrail, le donjon, puis la cité de Toulouse, endormie.

Tu vas attraper la mort.

Les Occitans se préparèrent longtemps à l’inéluctable combat.

Cette rencontre décisive eut lieu le 12 septembre 1213.

À cette date, Aimery avait fait ses premiers pas.

Escartille avançait au milieu des soldats, son drapeau à la main.

Ils étaient plusieurs milliers, non loin des rives de la Garonne, rassemblés autour des marmites, des tentes et des chevaux. Ici, ils se mettaient debout pour revêtir leurs casaques rembourrées ; là, ils laçaient leur heaume, un genou en terre, échangeant des rires et des exclamations de mutuel encouragement. Plus loin, les chevaliers garnissaient de fer leurs chevaux, les couvrant de housses de mailles et d’étoffes armoriées. Ils brossaient, polissaient, affûtaient leurs lames. Ils s’agitaient autour du troubadour, entourés d’une innombrable quantité de gens de pied qui les aidaient à s’apprêter. Partout, on se préparait à la bataille.

— Que Montfort fasse sa prière ! entendait Escartille.

— Nous sommes prêts !

— Il est temps de leur montrer enfin qui nous sommes, chevaliers du Midi !

Lorsque le signal fut donné, on se rassembla. Les combattants montèrent à cheval pour gagner leurs lignes. Escartille continuait de déambuler parmi eux, pour rejoindre l’autre extrémité du front et transmettre à Don Antonio et au chevalier de Scala le message que Raymond VI venait de lui confier. Les chevaliers se levaient, se regroupaient, se comptaient ; on hissait les bannières et les pennons de toile. La marée, peu à peu, s’organisait. On se mettait en rang dans des cris, brandissant déjà les pieux et les épées, dans des bruits de métal et de sabots. Une pluie fine s’était mise à tomber. Le ciel était d’un gris uniforme. Escartille trouva Don Antonio alors qu’il enfilait son casque.

— Messire, de la part du sire comte de Toulouse : attendez que le roi votre suzerain ait pris les devants pour vous jeter à votre tour dans la bataille, par le flanc droit !

Don Antonio interrompit son geste et leva les yeux vers le troubadour.

Il se tut pendant une seconde, puis dit :

— Retourne auprès du comte, héraut, et dis-lui que nous ferons ainsi qu’il le demande.

Les deux hommes échangèrent un regard en silence. Escartille fit pivoter son cheval et repartit au galop dans l’autre sens.

Don Antonio monta à son tour sur son destrier. Il tourna au trot devant les siens ; Scala fit de même et ils parcoururent les rangs en s’écriant :

— Aux armes, chevaliers ! Pour l’Aragon et pour notre roi !

Escartille rejoignit Pierre et le comte de Toulouse. Les chevaux de leur armée piaffaient. Ils s’ébrouaient, donnaient des coups de sabots. Les deux souverains avaient revêtu leur haubert de mailles. Leurs mains gantées tenaient solidement les rênes de leurs montures. Le roi, pourtant, n’avait pas revêtu ses ornements de majesté. Selon un usage qui avait fait ses preuves, il avait, la veille, échangé son équipement avec celui de l’un de ses chevaliers, de façon à tromper les Français. Ceux-ci n’ignoraient pas que s’ils parvenaient à le tuer, ils porteraient un coup fatal à l’armée ennemie. Oui, Pierre le savait : dans cette bataille, ce serait lui, le roi catholique vainqueur, que l’on chercherait à abattre avant tout autre. Ainsi, un second roi, un roi-leurre de circonstance, se tenait-il un peu plus loin, entouré de sa garde rapprochée. Pierre lui fit un léger signe de tête ; l’autre répliqua par un geste de la main contre son heaume.

— Le temps est venu, dit Raymond en se tournant vers Pierre.

Il y eut un silence, puis Raymond reprit :

— Regardez le lieu où va se jouer le combat, regardez cette plaine. Elle est bien herbeuse, voyez comme, par endroits, elle miroite d’eaux vives. Nous ne sommes pas loin du fleuve… Je persiste à penser que nous aurions dû construire un camp et repousser l’ennemi, plutôt que de nous jeter sur eux. Je crains ces affrontements en terre découverte, où il ne peut y avoir d’autre vainqueur que celui qui reste debout après quelques heures, sans possibilité de se replier… Il faut se méfier de ces chevaliers et écuyers français ; ils sont plus disciplinés que nous.

— Il n’est plus temps de nous disputer, comte Raymond, répondit le roi. Je suis fatigué, croyez-moi, mais je sais que la bravoure suffit. La chevalerie aragonaise est impétueuse, elle a su vaincre les Maures. Votre fils et le comte de Foix sont d’ardents chevaliers. Eux à gauche, Scala et Antonio de Bigorre à droite, nous au milieu, voici une belle carte offensive. Nous avons notre leurre et je sais combien cette ruse a su nous rendre service par le passé. Alors ne doutons pas, et que Dieu soit avec nous.

Ils regardaient les lignes ennemies, qui s’étaient organisées de la même façon, dans la plaine de Muret.

Du côté de Montfort, on criait également aux armes. Français et Bourguignons sortaient en frémissant de leur campement, Poitevins, Flamands, Lorrains, Gascons venaient du château de Muret pour s’aligner à leur tour, revêtus de casques, de gonions et justaucorps matelassés, de pourpoints d’étoffe piquée en plusieurs épaisseurs, de cottes de siglaton ; la croix sur la poitrine, ils tenaient fermement leurs boucliers, vidaient une gourde, serraient le poing, l’œil furieux au-dessus du nasal, montés sur les rouans et les alezans. Une à une, les régions déployaient au vent les bannières de leurs maisons.

— Pour le pape et pour la France !

— Finissons-en avec l’hérésie !

— Que les cathares fléchissent et meurent !

Montfort s’était longtemps recueilli avant l’assaut.

De quel côté sera Dieu aujourd’hui ?

Il s’était agenouillé devant la croix et le calice. Aguilah, dans sa robe blanche, était venu le trouver :

— Pressons-nous, les nôtres n’attendent que de se jeter dans la bataille !

— Laissez-moi quelques minutes encore, Aguilah. Laissez-moi contempler mon Rédempteur.

Aguilah, lentement, l’avait contourné. Il s’était saisi du calice, juste au-dessous du crucifix, et l’avait levé devant les yeux de Montfort. Le comte avait récité le Nunc dimittis, puis avait dit, dans un souffle :

— Allons, et s’il le faut, mourons pour celui qui a daigné mourir pour nous !

Le colosse noir s’était redressé.

De quel côté sera Dieu aujourd’hui ?

Escartille voyait les hérauts et messagers adverses parcourir les armées, filer d’un bout à l’autre des lignes, leur reflet glissant par-dessus les flaques d’eau, leurs étendards se croisant et claquant dans le vent.

Ils sont prêts, pensa Escartille. Eux aussi, ils sont prêts !

Puis, lorsque toutes les lignes furent constituées de part et d’autre, il y eut un long silence.

Les deux armées se toisèrent longuement.

Pierre II, le visage dur, prit une profonde inspiration.

— Tenez vos rangs !

Il fit de nouveau signe au roi-leurre qui, sur cette injonction silencieuse, tira l’épée.

Il la brandit au-dessus de sa tête.

Tous regardèrent cette épée tendue vers le ciel…

Il l’abaissa, d’un coup.

Et les armées fondirent l’une sur l’autre.

Les Toulousains criaient « Toulouse ! » et les Gascons « Comminges ! », « Foix ! » criaient les autres, ou « Montfort ! », ou « Soissons ! ». Le comte et les meilleurs de ses barons, les chevaliers du pays, le roi et son leurre, tous chargeaient, battant le flanc de leurs montures. Une armée de piquiers, de fantassins protégés par des casques de fer ou de cuir bouilli, avançait avec les frondeurs, les vouguiers, les arbalétriers qui encadraient, parfois à une quinzaine, d’autres corps de chevaliers.

Escartille se retrouva alors au beau milieu du déchaînement.

Seigneur, m’y voici ! Me voici au cœur de ces atrocités !

Pour la première fois, il participait directement au combat. Pour la première fois, il était contraint de se battre lui aussi, l’arme à la main. Pour Louve. Pour Aimery. Pour l’Aragon et l’Occitanie. Il ne se trouvait que dans l’arrière-garde, à présent, non loin des pavillons toulousains. Mais il voyait arriver sur lui le souffle de la bataille. Il entendait le fracas épouvantable des armes. Elles dansaient, assez loin encore, épées et fléaux levés vers le ciel, s’agitant par-dessus les lignes, mais elles se rapprochaient ! Tremblant de tous ses membres, le troubadour faisait sa prière. Le temps semblait à la fois s’accélérer et se dilater. L’affrontement durerait-il ? Jusqu’à la nuit, peut-être ? Jusqu’à ce que la prairie soit jonchée de cadavres, que chaque pouce de terre soit recouvert de victimes agonisantes ? Qui serait le vainqueur, à la tombée du jour – et à quel prix ?

Escartille fut précipité au milieu des combattants.

Son étendard tomba, lacéré. Le manche se brisa et disparut dans la terre, sous le piétinement des chevaux. Des particules de boue venaient moucheter les housses de ces montures de constellations auxquelles se mêlait le sang des chevaliers. Escartille sortit l’épée que lui avait remise le comte de Toulouse. Parage ! hurlaient encore les hommes du Midi, autour de lui. Parage, ce cri résumait à lui seul l’honneur épique de la chevalerie occitane. Parage, c’était le cri de la courtoisie, de la civilisation contre la barbarie ; Parage, symbole du ralliement, de l’éthique et de la fierté de tout un peuple, qui rassemblait ses valeurs persécutées par le dogme et l’ignorance.

Le hurlement, sauvage, plein de colère et de terreur, jaillit du cœur d’Escartille, le troubadour devenu héraut, puis soldat :

— Parage !

Il fit tournoyer l’épée au-dessus de sa tête.

— Que voyez-vous ? Que voyez-vous ? demandait Louve, allongée, Aimery auprès d’elle.

Elle n’osait regarder au-dehors, d’où lui parvenait le chant funèbre de la guerre, cette guerre menée par des hommes qui, en cet instant, n’avaient plus rien d’humain.

— Que voyez-vous ?

Inès, sa confidente, écarta d’une main la tenture de l’entrée du pavillon, le visage livide. Léonie, également, se trouvait là. Escartille avait parlé d’elle à Loba ; pour rien au monde, elle n’aurait laissé partir le troubadour sans l’assurer de son soutien. Comme bien souvent, la plupart des familles des combattants étaient venues à leur suite. On avait planté les tentes loin devant le château de Muret. La coutume voulait qu’elles s’associent aux exploits de leurs chevaliers par les prières les plus ardentes ; pourtant, rien n’était plus cruel, en ce jour, que de se retrouver ici, à assister à ce choc terrible, sans pouvoir rien faire.

Inès avait la gorge nouée. Elle était incapable de proférer le moindre mot. Ce fut Léonie qui, l’œil rivé sur la plaine, répondit à Louve.

— Les hommes se battent, Madame. Je vois… Oui, Madame ! Je vois le troubadour, mon Dieu ! Il porte l’épée au-dessus de lui, il frappe, ma foi, il a l’air vaillant ! Il frappe de tout son saoul ! Mon Dieu, il paraît si proche !

Louve ferma les yeux, ses mains soudain crispées sur le drap de lin, une larme roulant sur ses joues.

— Et je vois votre père, Madame ! Votre père charge à son tour ! Il rejoint le roi avec le chevalier de Scala ! Ils tranchent et brisent tout ce qui se met en travers de leur route !

Faites, Seigneur, qu’il ne leur arrive rien. Faites qu’ils soient sauvés !

Escartille marqua un temps d’arrêt lorsqu’il tua un soldat ennemi pour la première fois.

Celui-ci venait d’être blessé par un chevalier du Midi ; touché à la carotide, il s’était presque effondré sur le troubadour. Trois chevaux, dont celui d’Escartille, avaient lourdement basculé à la renverse, les genoux brisés avant que leur encolure ne ploie, et que leurs naseaux ne viennent souffler dans la boue. Les combattants les plus mobiles tentaient de trancher leurs jarrets et de désarçonner les cavaliers ennemis. Devant Escartille, le chevalier toulousain avait été broyé d’un coup sous le poids de sa monture. Son adversaire, pris en tenaille, réunissant ses dernières forces, avait voulu assener sur Escartille un dernier coup. Les muscles tendus, le troubadour avait agi plus tôt. Son épée s’était enfoncée à l’endroit même de la plaie. Le soldat avait hurlé, et son hurlement s’était mué en un curieux gargouillis. Une gerbe de sang avait éclaboussé Escartille en plein visage. Il avait senti le souffle de sa victime. Il avait croisé ses yeux. Retirant son épée de la gorge du cadavre, il songea avec horreur, en un éclair, que le contact de la lame avec la chair produisait un effet bien étrange. La peau et les organes opposaient d’abord une légère résistance ; puis, dès qu’elle avait trouvé l’issue, l’épée s’enfonçait d’un coup, pénétrant au plus profond de la gorge ennemie.

J’ai tué, Seigneur ! J’ai tué un homme !

Il se retourna, l’épée ensanglantée, ne pensant plus qu’à ces odeurs entêtantes de boue et de mort parmi lesquelles on se roulait autour de lui. Un cheval s’était relevé et essayait de galoper, soufflant et soufflant encore avant de tomber de nouveau.

Une ombre se dressa soudain au-dessus d’Escartille.

— Fils de chien ! hurla un Français.

Il frappa avec tant de vigueur que le troubadour, pour parer le coup, tomba à la renverse et s’étala dans une mare de boue.

— Oh, Madame ! s’écria Léonie. Escartille est en mauvaise posture. Il, mon amour ! il…

— NON ! s’écria Louve, se précipitant vers l’entrée du pavillon, sa robe déroulant son volumineux drapé derrière elle.

Aimery éclata en sanglots.

Les gens de trait, alignés et agenouillés de part et d’autre, mouchaient leurs ennemis par des jets qui couvraient parfois cent cinquante mètres.

Une flèche fendit l’espace et vint sauver le troubadour in extremis. Escartille se releva en prenant appui sur son épée. Non, à ce rythme-là, il ne tiendrait jamais. Il tourna sur lui-même. Des gouttes de sang tombaient devant ses yeux. Le tumulte était indescriptible. Les destriers hennissaient et se cabraient, fumants, l’écume aux lèvres. On frappait sur les heaumes de Pavie dans des bruits retentissants ; auprès d’Escartille, l’un des Aragonais reçut un si grand choc que sa targe fleuronnée se fendit en deux, avant d’exploser tout à fait ; il fut écrasé d’un coup de masse. Partout, des lances venaient se briser avec fracas contre les boucliers. On se battait au corps à corps ; les arçons se rompaient. Tous les gens de l’ost étaient maintenant jetés dans la tempête : Angevins, Normands et Bretons, Provençaux ralliés aux Français, mais aussi Allemands, Bavarois, Saxons et Frisons, Longobards et Lombards, tous fondaient sur les chevaliers du Midi. Certains tendaient des arcs courts d’Orient, fabriqués de deux cornes de bœuf reliées par un simple ressort métallique, qu’ils manipulaient avec aise, décochant parfois plus de vingt flèches à la minute. Les écus craquaient, les enseignes aux couleurs alternées s’échouaient dans la boue. Des pennons ensanglantés virevoltaient un instant dans l’espace, comme indécis, avant de tomber à leur tour, abandonnés par les mourants. D’autres hommes de Montfort, plus de deux mille encore, sur leurs coursiers de Hongrie, armés d’épieux aiguisés ou de fléaux, caracolaient en avant sitôt que les rangs se dispersaient. On se battait jusqu’à la lisière du petit bois.

Un cercle s’était formé autour d’Escartille, un cercle vide. Il lui sembla assister au ralenti à tous ces événements. Il crut un moment que le silence tombait de nouveau sur la plaine, il n’entendait plus que son propre souffle, le sang qui tambourinait à ses tempes, et le bourdonnement qui lui tenaillait le crâne. La pluie avait redoublé de violence. Chacun se battait au hasard, sans ordre ni tactique.

Puis, soudain, Escartille revint à la réalité.

Une clameur de joie jaillissait de toutes parts.

L’Occitanie sentait bondir sa poitrine, car par-dessus les combats, la croix raimondine, croix d’or, vidée, cléchée et pommelée, emblème héraldique de la famille comtale de Toulouse, resplendissait dans le vent ; ce n’était pas le comte lui-même, non ! C’était Raymond VII, son fils, qui s’engouffrait au milieu des lignes ennemies avec sa suite ! On l’assistait, on se jetait autour de lui, on se ralliait à son drapeau, on relevait les bannières de cendal, et la bataille reprenait de plus belle.

— Rien n’est perdu, Madame ! Le jeune comte Raymond repart à l’assaut !

Côte à côte, Léonie et l’Aragonaise ne perdaient rien de ce qui se jouait devant elles. Louve, une main sur le bras de la servante du défunt Trencavel, regardait l’étendue de cette plaine où l’on trébuchait au milieu des chevaux morts et des lances rompues. Certaines montures, lâchées sur la prairie, couraient sans savoir qu’on ne les dirigeait plus. Oui, elles tournaient toutes seules ! L’œil immense, affolé.

— Mon père ! Où est mon père ?

Aimery, abandonné sur le lit et ses draps de lin, continuait de pleurer.

Louve tomba à genoux.

— Seigneur Dieu, si Vous existez, ne restez pas sourd à mes appels, pas aujourd’hui, pas alors que les êtres qui me sont les plus chers tentent de nous sauver ! Oui, avec toute l’humilité de la pauvre créature que je suis, pardonnez-moi, je Vous en supplie, de Vous demander ainsi une preuve – mais cette preuve, donnez-la-moi, Seigneur Tout-Puissant !

On sut alors de quel côté se trouvait Dieu – ou le Diable – ce jour-là.

Sur la plaine de Muret, les événements se précipitèrent encore.

Parmi les chevaliers français se trouvaient deux hommes du nom d’Alain de Roucy et de Florent de Ville. Avant la bataille, ils n’avaient cessé de jurer à Montfort qu’ils tueraient le roi Pierre II, ou mourraient. Ils s’étaient frayé un chemin parmi les Occitans avec tant de hargne que, peu à peu, ils s’étaient placés à proximité du roi-leurre, sans savoir qu’ils se trompaient d’ennemi. En deux coups d’épée, ils eurent enfin l’occasion qu’ils espéraient. À leur grande surprise, le roi ennemi ne soutint pas leur assaut. Ils étaient prêts à le pourfendre lorsque Alain s’écria :

— Ce n’est pas lui ! Florent, ce n’est pas lui ! Le roi est meilleur chevalier !

Pierre II, qui se trouvait non loin, n’y tint plus. Il se tourna vers les deux Français, releva la visière de son casque et rugit :

— Le roi, le voici !

Un sourire se peignit sur le visage de Florent de Ville. Ses yeux étincelèrent. Il se lança, son compagnon à sa suite, dans un corps à corps sans merci avec Pierre II, qui riposta avec ardeur. Autour d’eux, on comprit la situation ; la ruse des Aragonais avait été mise au jour. Les Français fondaient à présent sur leur proie. Les Occitans se mirent comme ils pouvaient en travers de leur route. Et ce fut alors que l’impensable se produisit.

Le roi fut d’abord touché à l’épaule ; il entendit un craquement, un coup sourd et violent vint résonner dans sa tête. Un flot de sang jaillit et commença à couler sur son bras. Sonné, il reçut un autre coup en pleine face, par le côté, qui déforma son heaume et lui écrasa une partie du visage, sans qu’il pût voir lequel de ses deux agresseurs l’avait touché pour la deuxième fois ; le dernier coup fut assené alors qu’il vacillait déjà et tombait à genoux.

Seigneur Dieu, non, pas cela ! Est-il dit que je dois mourir ainsi ?

Ce dernier coup fut fatal. Il s’écrasa sur le sommet du heaume, qui se fendit en deux. La cervelle du roi coula sur son front. Un voile noir tomba devant ses yeux. Le roi, à genoux, oscilla un instant…

Puis il s’effondra.

Pierre II, roi d’Aragon, était mort.

Les combats parurent cesser quelques secondes, d’un bout à l’autre de la plaine, à mesure que la nouvelle se propageait parmi les deux armées. Les traits déformés par l’horreur, les Occitans suspendirent un instant leurs efforts. Visages tournés vers le cercle de boue où l’Aragon tout entier venait de s’échouer. C’était comme si chacun d’entre eux avait reçu ces mêmes chocs que venait de subir le roi.

Sous le pavillon de Louve tomba une effarante consternation. L’Espagnole porta une main à sa bouche. Les cheveux blonds de Léonie balayèrent son front fiévreux.

— Le roi est mort, murmura Inès, sortant de sa torpeur. Ils l’ont tué !

Le vent, le silence.

Et puis de nouveau, ce cri : Parage ! clamé par les combattants encore valides.

La bataille avait pris pour les Français de l’ost une tournure inespérée. On vit, sur un monticule de terre, se dresser la silhouette noire et herculéenne du comte Simon de Montfort. La pluie tombait en cascade, un éclair déchira le ciel. Montfort ! Il était le sang et le tonnerre, il portait sur son torse la croix du Golgotha, et son génie militaire menait maintenant la danse ! Oui, il faisait sombre sur la plaine, on eût dit que la nuit était tombée ; et ce fut une boucherie sans nom.

Des barons occitans s’étaient jetés en avant pour protéger Pierre et faire vainement rempart de leurs corps ; ils étaient maintenant la face dans les flaques, leur sang se mélangeant à l’eau. Michel de Lusian était de ceux-là. Un peu plus loin, un homme du nom d’Uc de Mataplana, protecteur des troubadours et troubadour lui-même, était traîné hors des combats après avoir reçu un vilain coup. Escartille sentait peu à peu ses forces lui échapper. Jusque-là, il était passé miraculeusement au travers de la bataille ; tout lui criait à présent de se replier avec les siens. Il aperçut Don Antonio de Bigorre, à quelques centaines de pas de l’endroit où il se trouvait. Le chevalier aragonais se battait encore comme un lion, et Scala se tenait dans son dos, comme son ombre. Mais Don Antonio était en mauvaise posture.

Un homme de Montfort venait par le côté droit, sans qu’aucun des deux chevaliers espagnols ait pu le voir. Escartille était trop loin pour donner de l’épée ; son cri fut couvert par les martèlements qui se poursuivaient alentour. Il porta instinctivement la main à son flanc. Il y rencontra la fronde qui appartenait autrefois à Charles de Montesquiou, ce brave soldat de Béziers qu’il avait vu mourir sous ses yeux.

Il balaya du regard la mêlée autour de lui.

— David contre Goliath, murmura-t-il.

Le Français leva son fléau au-dessus de Don Antonio, qui vit avec retard cette ombre s’abattre sur lui.

— Père ! cria Louve, tremblante.

Ne pouvant réprimer le mouvement de son cœur, Loba fit quelques pas hors de la tente ; Léonie la retint par le bras.

— Non, Madame ! Restez ici ! hurla-t-elle.

Escartille fit siffler sa fronde.

Elle tournoya au-dessus de sa tête. La pierre fendit l’espace et vint ricocher pleine tête contre le heaume du croisé ; cela ne suffit pas à l’arrêter, mais le fit vaciller assez pour que Don Antonio propulse son adversaire en arrière et transperce son haubert. Il chercha des yeux celui à qui il devait le salut et vit le troubadour, en contrebas.

Il lui fit un signe de tête.

Mais le destin avait choisi son camp ce jour-là. À peine Escartille avait-il reçu l’hommage silencieux de Don Antonio qu’il fut à son tour blessé à l’avant-bras ; il sentit une douleur fulgurante exploser dans sa tête tandis que la fronde s’échappait de ses mains. Il tomba à la renverse, le nez dans la boue. Un autre Occitan se débarrassa de l’adversaire qui venait de le toucher. Vautré sur le sol, incapable de se relever, Escartille assista à un nouveau drame.

Le chevalier de Scala s’était éloigné de Don Antonio.

Celui-ci se retrouva aux prises avec un, deux, bientôt trois chevaliers de l’ost.

— Non, murmura Louve.

Cette fois… pensa le troubadour.

Don Antonio de Bigorre, l’un des champions de Las Navas de Tolosa, se défendit quelques secondes encore.

Mais une hache vint subitement lui faucher une jambe. Il fit un pas en arrière, sur l’autre, agitant les bras comme un pantin, le visage déformé par la douleur – ce visage qu’Escartille avait connu si froid, si impassible. Dans la bataille, Don Antonio était redevenu un homme ; et c’était en chevalier qu’il mourait. Le troubadour essaya de prendre appui sur ses mains ; il était au bord de l’évanouissement. Ses coudes ployèrent sous lui. Il retomba face contre terre, la boue achevant de couronner son front et ses sourcils de taches brunes.

On levait encore les armes au-dessus de l’Aragonais.

Ce fut d’un coup de poignard au cœur que l’on acheva Don Antonio de Bigorre.

Il rendit son dernier souffle en regardant le ciel.

Tout cela tournait au cauchemar. Les Occitans et les Espagnols battaient en retraite dans un parfait chaos, certains abandonnant leurs armes. La cavalerie était en déroute ; les milices toulousaines qui avaient osé s’aventurer jusqu’au château de Muret voyaient soudain fondre sur elles les chevaliers français, qui les taillaient en pièces.

— Oh, mon Dieu… murmura Escartille.

Là-bas, tout là-bas, on les refoulait vers les rives de la Garonne. L’infanterie reculait en masse – c’étaient quinze, vingt mille hommes, une armée entière qui refluait, soudain pressée vers les berges du fleuve. Les flots de la Garonne grondaient sous la pluie ; à cet endroit, son lit était profond, le courant rapide. La moitié de l’infanterie se retrouva ainsi livrée au fleuve, méconnaissable et déchaîné ! Certains, trop lourds dans leur armure, coulaient à pic ; d’autres, blessés, rougissaient de leur sang cette crue torrentielle ; ce n’était plus un fleuve, mais l’Achéron, charriant ces milliers de noyés au milieu de branches rompues, d’écus tournoyant sur eux-mêmes, avant d’être avalés par le rugissement furieux.

Puis Escartille regarda dans une autre direction.

Louve.

Il sentit alors une effroyable terreur monter en lui. Les drapeaux étaient tombés. Emportés par leur élan, les croisés de l’ost, égorgeant tout sur leur passage, se précipitaient maintenant bien au-delà des lignes de Raymond VI, qui se repliait avec son fils.

Au-delà des lignes – là où se trouvaient les tentes bariolées de jaune et de blanc.

Lève-toi, Escartille.

Je t’en prie, lève-toi !

Il fit sur lui-même un effort démesuré, les dents serrées, pour retrouver appui. Il réussit à mettre un genou en terre, puis l’autre. Il était désarmé. Son épée avait disparu elle aussi, quelque part à ses côtés. Il la chercha vainement dans la boue, mais la douleur de son bras le rappela à l’ordre. Il se releva enfin… et se mit à courir. Au loin, là-bas – les croisés faisaient irruption à l’intérieur des pavillons.

Escartille courait ; il courait par-dessus les monticules de terre et de corps répandus les uns sur les autres ; il courait par-dessus les chevaux exhalant de leurs poitrails sanglants un dernier soupir ; il courait par-dessus ces armes abandonnées, par-dessus ces pennons déchirés, ces écus brisés.

Par pitié, je vous en supplie, tout, mais pas cela !

Il vit, au loin, que l’on écartait les tentures du pavillon où se trouvait Louve. Deux soldats de l’ost s’y engouffrèrent. Escartille courait, et toute l’armée croisée semblait le poursuivre, sous la pluie battante. Le troubadour distingua Loba qui levait les mains, en poussant un cri strident. Il crut que son cœur allait sortir de sa poitrine.

Il arriva à l’entrée du pavillon.

Autour de lui, d’autres tentes avaient été brisées, par dizaines. Elles s’étaient effondrées après quelques coups bien appliqués sur leurs montants. Des morceaux de toile déchirée, parfois lacérée de part en part, flottaient dans le vent. Les sphères dorées qui les surmontaient avaient perdu tout leur lustre ; certaines avaient roulé sur le sol, à demi avalées par la terre.

Le spectacle était pathétique.

Lorsqu’il écarta les tentures, retenant son souffle, les croisés avaient déjà disparu. Leur triomphe était complet. Certains continuaient de poursuivre les Occitans, çà et là, sur la plaine herbeuse. La plupart refluaient à leur tour en chantant et en adressant au ciel des actions de grâces et des cris de victoire.

Et Escartille les vit.

Loba était couchée sur le sol. Son visage charmant était tourné dans la direction de Léonie, qui gisait à côté d’elle. Toutes deux, les yeux encore agrandis par l’effroi, semblaient se regarder. Léonie avait été touchée au cœur, par un épieu qui la traversait encore. Elle était clouée à terre, les mains crispées contre l’arme qui s’était enfoncée dans le sol après l’avoir transpercée. Elle respirait – elle respirait encore, et tandis que le troubadour se penchait vers elle, elle eut le temps de souffler :

— Je… vous… aime, troubadour.

Un peu plus loin, Inès, ou plutôt, une partie de son corps, traînait contre la toile de la tente, lourde masse effondrée à terre. En une fraction de seconde, la servante de Louve avait été décapitée. Sa tête, dont Escartille ne pouvait voir que les cheveux, avait échoué un peu plus loin, sans doute après avoir roulé un instant sur le lit, emportée par l’élan de ce choc qui l’avait séparée de son corps. Et Louve… Louve la belle, Louve la princesse ! Une profonde estafilade courait d’un bout à l’autre de l’oreille de l’Aragonaise. On lui avait tranché la gorge. Le sang maculait son surcot et sa robe catalane, à moitié déchirée. Les cordelettes cisaillées autour de sa poitrine dénudée, dansaient encore doucement. Sa bouche, cette bouche aux lèvres rouges, qu’Escartille avait tant baisée, tant mordue, était ouverte sur le néant. Son corps tout entier était étendu de façon curieuse, à moitié sur la couche qui se trouvait derrière elle, les bras en croix, et les jambes écartées par-devant, l’une d’elles décrivant un angle bizarre. Son éventail sévillan gisait abandonné, tout près d’elle.

Elle s’appelait Loba, la Louve, c’était une noble dame que son père, seigneur aragonais, menait par le comté de Foix et de Toulouse. Une peau moirée, privilège des femmes du Sud ; une chevelure brune et bouclée qu’elle coiffait avec un soin extrême ; un fard discret, qui accentuait la délicatesse de ses traits ; des seins comme ces fruits de l’Alhambra de Grenade. Et son regard… Oh, ce regard ! Escartille y voyait les étoiles et la noirceur de la nuit ; elle le dissimulait derrière un éventail sévillan, dont l’indolence faisait chavirer le jeune troubadour.

Escartille tomba à genoux.

Il entendait encore les cris des hommes de Montfort et d’Aguilah, dans le lointain.

Louve, Louve d’Aragon, Louve des jardins de Puivert, Louve de ses rêves d’amour éperdu ! Louve la mère de son enfant, Louve, ce songe espagnol, ce mot qu’il prononçait mille fois chaque jour ! Louve n’était plus !

Elle sortait de l’intérieur du château, encadrée de ses servantes. Elle apparut sublime. Elle était recoiffée et revêtue de la plus superbe de ses robes, dont les volutes dansaient autour d’elle. Des broches d’or enserraient sa chevelure. Une mantille recouvrait ses épaules, dont les pans s’écartaient doucement à mesure de sa marche. Le fard cachait mal sa pâleur et le désarroi que l’on pouvait lire sur son visage. Sa blessure s’y peignait à présent de telle façon qu’Escartille la prenait lui-même en plein cœur. Était-ce là le résultat de son désir égoïste ? Comment le troubadour avait-il pu la condamner ainsi à cette humiliation ? Ses yeux étaient rougis de larmes. Elle jouait de son éventail. Elle était devenue l’emblème du péché et du mensonge. Devant Puivert, ce château pourtant habitué à tous les élans de la fine amor, à toutes les malices et toutes les trahisons !

Escartille se coucha sur le corps de sa belle, les bras en croix. Un hurlement indescriptible jaillit de sa poitrine, le hurlement d’une bête traquée, blessée à tout jamais.

Louve, Léonie, la servante, Don Antonio – le roi !

Alors tout est fini, pensa-t-il.

— Louve !

Un flot de larmes roula sur ses joues.

Tout est fini.

Louve avançait toujours. Elle plissa les yeux sous ses cils noirs en voyant devant elle un peu d’agitation. Elle aperçut l’enfant juché par-dessus la tête des soldats, mais ne le reconnut pas tout de suite. Un sentiment singulier pénétra alors son âme. Elle saisit fébrilement le poignet d’Inès, qui marchait à côté d’elle, comme autrefois à Puivert, lorsqu’elle ne la quittait pas, dans les allées, au milieu des parterres. « Mon Dieu, serait-ce, serait-ce… » Elle accéléra le pas, et d’un coup sec, son autre main déploya son éventail sévillan, où l’on retrouvait les roses entrelacées de la maison de Bigorre. Son cœur trembla d’émotion.

Et elle le vit à son tour. Le troubadour de Puivert, qui souriait, leur enfant dressé au-dessus de lui !

— Inès ! Par le Seigneur Tout-Puissant, ils sont là !

Escartille entendit alors des pleurs, non loin de lui.

Il contourna la couche et ses draps ensanglantés, trébucha, se releva.

Il ne vit qu’une partie du linge, en boule, sur le sol. Il le souleva.

C’était Aimery qui, lui aussi, semblait hurler à la mort. Escartille le serra dans ses bras de toutes ses forces, le visage inondé de larmes.

Et la nuit, noire, profonde, tomba tout à fait.

Si un croyant doit être consolé sur-le-champ, il faut, s’il le peut, qu’il fasse son melhorament et qu’il prenne le livre de la main de l’Ancien. Celui-ci doit l’admonester et le prêcher avec des arguments appropriés et avec toutes les paroles qui conviennent au consolament.

— Sieur Escartille de Puivert, vous voulez recevoir le baptême spirituel qui, dans notre Église de Dieu, délivre le Saint-Esprit par la sainte oraison et l’imposition des mains des Bons Hommes. Évoquant ce baptême devant ses disciples, Notre-Seigneur Jésus-Christ dit, dans l’Évangile de saint Matthieu : Allez et instruisez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Enseignez-leur à garder toutes les choses que je vous ai commandées. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la consommation des siècles…

Escartille se tenait agenouillé devant le parfait. Ils se trouvaient quelque part au sommet d’une colline de l’Ariège, envahie peu à peu par le crépuscule, au milieu des ruines d’une place forte aujourd’hui rasée. Entre ces piliers effondrés, ces morceaux de roc qui affleuraient par-dessus les herbes rases, le vent soufflait.

— … Ce saint baptême par lequel le Saint-Esprit est donné, l’Église de Dieu l’a maintenu depuis les Apôtres jusqu’à ce jour, et il est venu de Bons Hommes en Bons Hommes jusqu’ici. Il le fera jusqu’à la fin du monde. Vous devez comprendre qu’il a été donné à l’Église de Dieu de lier et de délier, de pardonner les péchés et de les retenir ; le Christ l’a dit, dans l’Évangile de saint Jean : Comme le Père m’a envoyé, je vous envoie aussi. Lorsqu’il eut prononcé ces paroles, il souffla sur eux et leur dit : Recevez le Saint-Esprit ; ceux à qui vous pardonnez les péchés, ils leur seront pardonnés, et ceux à qui vous les retiendrez, ils seront retenus. Et, dans l’Évangile de saint Matthieu, il dit encore à Simon Pierre : Je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’Enfer n’auront point de force contre elle. Je te donnerai les clés du Royaume des Cieux, et quelque chose que tu lies sur terre, elle sera liée dans les cieux, et quelque chose que tu délies sur terre, elle sera déliée dans les cieux…

En ce 13 janvier 1214, Escartille était méconnaissable. Les cheveux coupés, les traits tirés, les joues creuses. Il avait maigri au point que ses membres semblaient des bâtons d’argile, noyés dans les vêtements qu’il était sur le point de délaisser pour toujours. Il avait réfléchi longtemps, jeûné longtemps ; il avait voulu son endura plus ascétique encore qu’à l’ordinaire ; seuls ses yeux brûlaient toujours d’une flamme ardente. À genoux, les yeux baissés vers le sol, la mâchoire serrée, il écoutait l’homme qui se tenait debout au-dessus de lui, dont la robe noire s’agitait doucement. Autour de lui, la colline surplombait les vallées lentement avalées par l’ombre. On pouvait encore distinguer au loin les contreforts pyrénéens, et çà et là, le profil des châteaux conquis par les soldats de l’ost.

— Dans l’Évangile de saint Marc, il dit : Mais ceux qui croiront, ces signes les suivront : en mon nom ils chasseront les démons, et ils parleront de nouvelles langues, et ils enlèveront les serpents, et s’ils boivent quelque breuvage mortel, cela ne leur fera pas de mal. Ils poseront les mains sur les malades et ils seront guéris. Il dit encore dans l’Évangile de saint Luc : Voici que je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et sur toute la force du Démon, rien ne vous nuira. Si vous voulez recevoir ce pouvoir, il faut que vous respectiez tous les commandements du Christ et du Nouveau Testament. N’oubliez pas qu’il a ordonné que l’homme ne commette ni adultère, ni homicide, ni mensonge ; qu’il ne jure aucun serment, qu’il ne vole pas, qu’il ne fasse pas aux autres ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse ; et que l’homme pardonne à celui qui lui fait du mal, et qu’il aime ses ennemis, et qu’il prie pour ses calomniateurs et pour ses accusateurs, et qu’il les bénisse. Si on le frappe sur une joue, il doit tendre l’autre, et si on lui vole la tunique, qu’il donne aussi le manteau, qu’il ne juge ni ne condamne.

Le deuil, cette fois-ci, était consommé. Escartille abandonnait ses oripeaux de troubadour. Il ne garderait que son rebec, en souvenir de sa vie passée – ou plutôt, de ses vies passées. Sa première vie, celle des chants, des bonheurs et des amours de Puivert. La seconde, celle où l’on avait versé le sang des albigeois, celle de la guerre, celle de Louve. Comment avait-il pu supporter tant de souffrance ? Maintes fois, il avait songé à se donner la mort. Sa vie, pensait-il, n’avait plus le moindre sens. Débarrassée de toute forme d’espoir. Il avait commencé par se laisser mourir. Mais Aimery était encore là. C’était l’enfant qui l’avait sauvé. Alors, il était allé trouver l’une de ces grandes dames de l’Église cathare. Esclarmonde était la sœur de Raymond-Roger, comte de Foix. Veuve de son mari, Guillaume de L’Isle-Jourdain, depuis le début du siècle, elle s’était engagée dans la défense de la foi cathare. Elle avait reçu le consolament de Guilhabert de Castres lui-même, avant de s’installer à Pamiers. C’était là qu’Escartille l’avait rencontrée. On disait que son prénom signifiait éclaire le monde : en tout cas, elle avait éclairé le sien. Ne te retourne pas, ne te retourne plus, Escartille de Puivert, lui avait-elle dit. Tu vis encore, tu vis malgré toutes les épreuves que tu as traversées ; c’est donc que ni ta quête, ni ta mission d’esprit et de charité en ce monde ne sont achevées. Prends le bâton et sois digne de cette chance qui te reste. Et Escartille, après avoir vu tous les renoncements que ce choix impliquerait, s’était décidé à l’écouter. Renoncements – mais à quoi renonçait-il, au fond, lui qui déjà se trouvait dépouillé de tout, comme ces faidits qui avaient combattu avec lui dans la plaine de Muret ? Esclarmonde avait alors confié son initiation à un autre parfait, proche de Guilhabert de Castres, Sicard de Bellery, dont il était devenu le socius, le fidèle adjoint. C’était avec lui qu’il se tenait ce soir en haut de la montagne.

— Il faut surtout que vous haïssiez ce monde, ses œuvres et tout ce qui dépend de lui. Car saint Jean dit, dans l’Épître : Ô mes très chers, n’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, la charité du Père n’est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux, et orgueil de la vie, laquelle n’est pas du Père, mais du monde ; et le monde passera, ainsi que sa convoitise, mais celui qui respecte la volonté de Dieu demeurera éternellement. Et le Christ dit aux nations : Le monde ne peut vous haïr, mais il me hait, parce que je porte témoignage de lui, que ses œuvres sont mauvaises.

Le parfait continua quelques instants encore, puis ce fut au tour d’Escartille.

— Priez Dieu pour moi afin qu’il me donne la force de suivre ces préceptes.

Il fit son melhorament, selon le rituel, et reprit :

— Pardonnez-moi. Bon Chrétien, je vous supplie pour l’amour de Dieu de m’accorder ce bien que Dieu vous a donné. Je demande pardon à Dieu, à l’Église et à vous pour les péchés que j’ai pu commettre, ou dire, ou penser, ou faire.

— Par Dieu et par nous et par l’Église, qu’ils vous soient pardonnés.

Ce fut à cet instant qu’Escartille fut consolé. L’Ancien prit les Évangiles et les posa sur son front ; puis il invita Escartille à mettre la main sur le Livre avant de prononcer avec lui :

— Bénissez-nous, pardonnez-nous.

Il était singulier de voir ces deux hommes, seuls et en fuite, au sommet de leur colline et au milieu de ces ruines, qui répétaient ensemble les paroles de leur rituel, sans autre spectateur que ce ciel nocturne vers lequel ils semblaient se tourner.

— Père saint, accueille ton serviteur dans ta justice, et mets ta grâce et ton Esprit saint sur lui, dit le parfait.

Ils prièrent ensemble, murmurant la sixaine, puis l’Adoremus, pour la deuxième fois.

Enfin, les deux hommes embrassèrent le Livre.

Escartille revêtit sa robe noire. D’un mouvement sec, il serra la cordelette de sa ceinture. Un étui de cuir se trouvait à son flanc ; il y enfila la Bible que lui tendait le parfait. Il passa sa besace par-dessus son épaule. À quelques pas de l’endroit où il se trouvait, ils avaient allumé un feu. Escartille y jeta ses vieux vêtements, sales et déchirés, et les regarda brûler de longs instants. Puis il se tourna vers l’une des extrémités de la colline, d’où jaillissait une langue rocheuse aux contours déchiquetés. Il s’avança, plantant au sol son noueux bâton de bois, avant de revêtir son capuchon. Au sommet de la roche, il regarda autour de lui. Le vent sifflait à ses oreilles, son manteau noir s’agitait avec lui. L’Occitanie, ce soir-là, semblait à ses pieds ; les champs disparaissaient peu à peu dans l’obscurité. Le pays, immense, était rappelé à l’ombre. Cette ombre avait un nom : l’Église catholique. Escartille était devenu parfait cathare : on l’appellerait désormais fils de Satan ou pauvre du Christ ; il serait châtié ou adoré. Il se souvint de ces mots qui étaient nés dans son esprit, lorsqu’il était penché sur le cadavre de Loba : Tout est fini.

Il revit aussi le visage de Louve, couchée à ses côtés dans le palais toulousain, un rayon de lune éclairant son front, ses yeux brillants tournés vers lui.

Soyez hérétique, Escartille. Allez, et défendez votre pays aux côtés de mon père.

Escartille inspira profondément.

C’est pour toi, Louve, pour toi que je ferai cette guerre. Et je la ferai avec les plus belles armes du monde : avec celles de la paix.

Tout est fini ?

Sa silhouette noire se découpait là-haut, au-dessus du rocher.

En pensée, il rectifia :

Non. Tout ne fait que commencer.